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K
BISKRA
\
11 a été tiré de cet ouvrage i? exemplaires sur Japon.
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour
tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
FÉLIX HAUTFORT
AU PAYS DES PALMES
BISKRA
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bîs
1897
299
, X ô R A^J
A Messieurs F AU et FOU RE AU.
Vers un Fden où seuls, jadis, des villageois
arabes tendaient à chaque automne leurs mains
ouvertes aux dattes pendantes, une inlle européenne
a surgi; et voilà qu'une ville hivernale offre main-
tenant aux transfuges du Nord ses délices inconnues
et l'eau salvatrice des Bains des Saints.
Vous fûtes, vous, les bons pionniers, les hardis
créateurs d'une richesse saharienne. L'obstacle
devait vous attacher plus fièrenient à votre
ouvrage et la victoire ne vous plaire que chèrement
acquise.
Plus tard, quand, le temps aura suffi pour les
gra?idioses destinées de Foasis, il faudra se sou-
venir, devant l'œuvre parachevée, redire les noms
de ceux qui la î^êi'èreut et V accomplirent... Quel-
qu'un fera l'histoire de vos conquêtes pacifiques !
Les anciens inscrivaient aux /renions de leurs
temples les noms des sages et ceux des héros. Très
humble artisan, j'offre ce travail votif à la terre
qui me fut douce et je veux, s'il vous plaît, qu'il
se magnifie et s'honore, à la première page, de vos
deux }ioms.
F. H.
Paris, le i'"' Août i8gj.
Dis, cher aimé, veux-tu venir
vers ces pays où passent les cara-
vanes, à l'ombre des palmiers?...
Où l'hiver tout en fleur humilie le
printemps des autres contrées ?
ViLLiERS DE l'Isle-Adam (Axel.)
PREMIER SOIR
C'est une joie de lapidaire, pour ceux qui ont vu,
de retrouver, sous la poussière du souvenir, la ville
évanouie un jour de regret, dans la pourpre d'une
aube radieuse... Revoir, par la magie de l'évocation,
la superbe émeraude perdue, suivant l'heure, dans une
mer d'ambre, d'opale ou de poussière d'or; revoir le
ciel de turquoise que dentellent les frémissantes palmes
aux flèches d'acier, et le cuivre brûler au crépuscule
dans des flammes d'éther, et naylette (') se tordre avec un
(1) Nom donné par quelques écrivains aux danseuses de la
tribu des Ouled-Nayl.
2 Bisk7-a
frisselis de soie et un cliquetis de métal, et l'Arabe
méditer dans ces jardins où fleurit le rêve... Réentendre
l'écho des flûtes plaintives ou nasillardes, les rauques
abois des chiens que semble posséder l'antique fureur
d'Islam, et vers le grand arbre touffu, au cœur de
la ville, écouter encore les cent mille voix des moi-
neaux que l'agonie du soleil épouvante...
Le pèlerin du désert demeure un instant surpris;
après le steppe dont la désolation l'avait chagriné, voici
la foule tumultueuse, et c'est en vérité un port où il
accoste. Les burnous flottent, les appels se croisent, les
cris retentissent, gutturaux, exaspérés: camelots, por-
tefaix, cochers, assaillent la cohue bigarrée que le convoi
jette au bord de l'oasis. Dans les obliques rayons du
soir, la poussière tournoie; chevaux, calèches, piétons
fuient avec l'acre nuée; le flot humain, plein de gestes
et de clameurs, disparaît vers la ville...
Dans la rue où la poudre, comme un tapis de haute
laine, fait les pas silencieux, la rumeur s'éteint. Des
formes enveloppées dedraperies circulent avec une mona-
cale gravité, et l'on dirait d'une trappe où de blancs
vieillards évolueraient avec la lenteur liturgique. L'om-
bre a tout noyé; la douceur vespérale, en ce décembre,
unit au charme morbide d'un automne doux, la fraîcheur
caressante d'un printemps qui se hâte. Le ciel s'anime,
Biskra 3
le feu d'artifice des nuits sahariennes est commencé ;
dans la poussière de diamant, des cabochons étincellent.
D'irritants parfums vont et viennent, au gré d'une
brise indécise et molle, c'est l'haleine des parcs immenses,
ou le souffle de la cité qui s'endort... Des nomades
aveugles, perdus là-bas vers les sables blonds, se diri-
geraient sans doute aux capiteuses effluves de la Reine
des Ziban, comme jadis les marins de l'Archipel recon-
naissaient au large, à de voluptueuses fragrances, les
rivages de Métylène.
Un appel de cuivre chante, des troupiers se hâtent
vers la citadelle...
Le premier soir est bon; la première nuit reposante,
tous les rêves d'Orient y palpitent comme un essaim
de lucioles.
UNE .VILLE AU DÉSERT
Les conquistadores bâtirent une citadelle, une église
et une ville (' ;.
La forteresse est tapie près de Voued, perdue presque
en la verdure des palmes; on l'oublierait peut-être, sans
le clairon de garde qui surveille chaque jour, l'aube
pour la diane, le crépuscule pour la retraite (- .
Non loin, dans le même style de planton, sans atours,
mais sévère, l'église est au fond du jardin municipal,
vraie guérite du bon Dieu, avec, au front, un grand (leil
blanc qui marque les heures tandis qu'un battant de
cloche les martèle.
Entre le fort, ville imposante des garnisaires, et ce qui
(•) Ce fut en 1844 que la colonne que commandait le duc
d'Aumaie prit possession de l'oasis et refoula vers l'extrême
sud les troupes des lieutenants d'Abd-el-Kader.
(-) Ce fort, qui contient toute la défense de l'oasis, porte
le nom du commandant de Saint-Germain, tué au combat de
Sériana, le 17 septembre 1849.
Biskra
fut jadis le ksar{^i de Biskra — un échiquier de ter-
rasses blanches coupées de ruelles droites — la colonie
a créé la ville européenne. D'abord des échoppes
H O T K I. DE VILLE
modestes, puis de vraies maisons, dont lu forme sur-
prend dans le paysage exotique: toits rouges en exil,
façades nostalgiques aux fenêtres carrées, aux rideaux
de guipure !... Le passant remarque pourtant une vague
(') Village en langue arabe, au pluriel ksoiir
Biskra 7
singerie d'architecture mauresque : c'est Thôtel de ville
que la jeune commune s'est construit. Ici on légifère,
là on juge, et de chaque côté de la cour intérieure
bordée de grclcscolonnettes,rédilitéfaii face à la justice.
Dans le couloir, des chaouchs (i) circulent et les para-
sites de la c/i/ca/zt' habitent les encoignures. Un maboul {-]
apporte la veine au plaideur qui sait combien peu vaut
le droit. Un aveugle à mine patibulaire et haillonneux,
est un réputé solicitor, un client explique son cas, avec
force gestes et terribles regards, hélas perdus pour le
défenseur aux yeux éteints. Une grille clôt le palais que
gardent deux lionceaux d'ocre, bien faits pour sa mes-
quine majesté. Dans l'air calme, le drapeau pend le long
de la hampe, ccmime une robe fanée.
Le Français fait toute chose à finsfaret, s'il bâtit une
ville, trace d'abord la grand' rue, pour que \ouxe province
soit semblable. 11 y a donc une artère principale sur
laquelle les boutiquiers ont déployé leurs façades; les
constructions de la première heure ont gardé du confort
musulman les arcades qui donnent l'ombre à leurs seuils.
La seguia (^ promène ses eaux et la vie dans l'oasis,
(') Etymologiqucment : toiirmentew, bourreau, descendu jus-
qu'à Tacccption d'huissier, garçon de bureau dans les villes,
garde champêtre dans la campagne.
(-) Insensé.
(■') On nomme ainsi tout canal d'irrigation; synonyme de
l'espagnol « Zaquia ».
Biskra
arrosant les troncs des dattiers, des gommiers géants,
des caroubiers acres, des cassies d'où coulent les par-
fums de cassolette. Dans le vaste jardin public, le
treillage vert fait un dôme élevé, un tamis bienfaisant,
à travers lequel filtrent en minces faisceaux les terribles
rayons du soleil d'Afrique. Des femmes voilées traînent
sur le sable de la grande allée les lourds anneaux de
leurs chevilles, des croyants égrènent les noyaux de
dattes de leurs chapelets et, tout auprès, des gretchen
s'extasient, desladies et d'irréprochables vieux gentlemen
Biskra ' q
échangent des aperçus spirituels ou non, tandis que,
dans ce coin propice, le monsieur à faux col et la vierge
à bandeaux n'hésitent pas à effeuiller les roses des
puériles et tendres confidences...
Pour la Jeune cité prospère et ambitieuse déjà, on a
cherché un blason et, sur un cartouche neuf, inscrit,
exaltant l'orgueil de la parvenue : « Heri solitudn, liodie
civitas . »
LE MARCHÉ
« Ceux qui vont sur les pirogues et ceux qui montent
les chameaux viennent aux portes de Tombouciou se
tendre la main » ! ') ; à Biskra, la voie de fer atteint les
caravanes. La ville des mercantis s'éveille de bonne
heure, quand à peine l'aurore rosée dilue les traces vio-
lettes que laisse la nuit vers l'horizon; un vagissement
d'abord, puis une rumeur, puis le grand tumulte de la
foire. Ici, les chroniqueurs émus s'arrêtent pour glaner
quelques bribes précieuses d'exotisme, le photographe
braque ses lunettes et chacun veut ravir à l'âme arabe
l'un des secrets qu'elle nous cèle. Si le Gaudissart du
journal colporte que l'endroit est d'une surprenante
originalité, il a dit vrai.
:') Tombouctou la Mystérieuse, de Félix Dubois.
Bisk?-a
Il y a sur la place, bordée de maisons à colonnades,
toutes les races dûment échantillonnées de Sem et de
Cham, vaquant, discutant, se querellant en d'âpres dia-
lectes. Des noirs, par les hasards du servage, sont venus
de Ghadamès, d'Ouargla, du Tchad inexploré; leurs
prunelles noires ont reflété des lointains mystérieux,
dont ils content volontiers les merveilles... Arabes,
Turcs, Berbères, tous sont là, ceux de Sidi-Okba et
Biskra 1 I
ceux de Kahenna,Ia prophétesse ( ' . Les Kabyles au front
bombé gardent une attitude métiante, paysans cupides
et malins, fixant la marchandise et fixant le marchand,
certains que tout négoce est une tromperie.
Des juifs aux visages blêmes et huileux, en vestes
courtes et culottes bouffantes, circulent, comprenant
toutes les langues et surprenant le secret de toutes les
transactions. Ils attendent patiemment la minute de la
fructueuse entremise, comparses nécessaires desgensde
la foire, qui vont à eux fort à regret, rœil torve,
soupçonneux.
La foule des emburnoussés grouille ; les groupes se
forment, se disjoignent, se rejoignent, et Ton vend ici
toat ce qui peut être vendu. C'est une foire, un
comptoir, un bazar, un étal, une bourse. Tout est là
pour le ventre de l'Arabe, son luxe, son plaisir. On cuit
le méchoui \-) pour le riche, la friture de sauterelles
pour le mendiant... Toutes les victuailles sont là, les
fourrages, les graines, les litières, la merga (-^j odorante
et le i^oudron dont les chameliers — ces calfats du
(•) Rappelons que le conquérant turc Sidi-Okba, atteint par
la célèbre guerrière Kabyle Danna Kahenna, fut défait et tué à
2G kilomètres de Biskra à l'endroit qui porte son nom et où l'on
voit son tombeau.
(-) Jeune mouton cuit entier à la broche.
(■') Sauce avec laquelle les arabes assaisonnent le kouss-kouss.
BiskTii
désen — protègent le vaisseau de la mer de sable. Dans
une construction carrée qui veut être une halle... les pi-
ments rouges, les dattes collées comme des figues et les
dattes sè-
ches pour
les cha-
meaux ;
toutes les
viandes et
tous les
■ débris, au
'::^^^-^i milieu des
mouches
qui essai-
ment et bourdonnent... Puis voici les babouches de peau
de dromadaire pour le commun, les bottes de Jilali (*)
pour les dandys, le khoheul, le henneh, les bracelets
et tout Tornement des femmes, jusqu"'à la pâte jaune
qu'elles mastiquent, durant la longueur des siestes, en
attendant le sommeil.
Dans de proches /b«ioz;cA-.s' i-), on vend et on achète
des bêtes de somme : les bourricots aux jambes frêles,
résignés mais vaillants, les dromadaires qui se plaignent
(') Peau de gazelle tannée de couleur rou^e ou jaune.
(-) Ecuries et remises, d'ordinaire à ciel ouvert.
Biskra 1 3
sous la charge et dont les fils du Prophète ont traduit
le gargouillement : « O maître, mets des coussins sur
mon dos, pour que point ne me blesse. » Et autour des
bétes les gens de la foire, soucieux, examinent, palpent,
maquignonnent. Des odeurs suffocantes planent, et
des nuages de poussière s'élèvent et s'abaissent, des
effluves passent : relent des viandes, exhalaisons des
cambouis, pestilences des hommes et des bêtes en
sueur.
11 est venu du monde des ksour voisins et des oasis les
plus lointaines des Ziban (i) et de l'oued Rirh. Ils sont
partis avant le jour, ils ont voyagé au galop de leurs
chevaux ou au trot menu des petits àncs, excitant sans
cesse leurs montures et fort impatients de l'arrivée,
criant tantôt : Rrrr... tantôt : Balek (-) selon que la
route était libre ou que les piétons l'encombraient.
Pour une heure, au marché quotidien, l'Arabe aban-
donne son ordinaire placidité; il est démonstratif et
loquace, il sent qu'il a un combat à livrer, un ennemi
à vaincre ; il joute, sachant toutes les finasseries de
l'échange, le malin jeu de l'achat, les subtiles flagor-
neries de la vente. Le goût du lucre le conduit et c'est
(') On nomme Ziban la réunion des Zab Guebli, Zab Daha-
raoui et Zab Chergui, groupes d'oasis situées au sud de Biskra et
au nord de l'oued Djedi et des Chotts.
{-) Attention ! Prenez garde !
i^ Bisk?-a
sans doute le prétexte, mais l'agitation du marché le
capte — tels des paysans normands, beaucerons, niver-
nais, courent à toutes les foires à dix lieues à la ronde,
et s'attardent dans la dispute et le bruit, comme à leur
tâche.
Chaque matin, au centre de Biskra se tient une bourse
avec ses agents de change, ses coulissiers, ses malins
et ses gogos, et l'on y agiote et l'on y boursicote avec
frénésie, durant de mirifiques séances. Non loin du
temple nauséeux qui s'élève au centre, il y a des pieds
humides auxquels échoient les minimes transactions,
les valeurs dépréciées : éventails, balais, ouranes et
lézards empaillés, une poignée d'orge, une brassée
d'alfa, quatre brindilles de lek.
On demeure là, jusqu'au milieu du jour, en des par-
lotes et des conciliabules. Le marché devient un meeting
ou mieux une réunion de meetings distincts. Ils discutent
des affaires publiques, ceux de Bab-el-Darb rencontrent
leurs cousins de M'cid ou de Cora. Ils s'entretiennent
calmes à présent et dignes, comme des personnages de
l'antique Hellade, en un dérisoire agora.
L'odeur suffocante s'atténue et, seul, subsiste, triom-
phant, ce parfum de musc, de bois de cèdre et de
pastilles du sérail qui évoque en tout endroit l'Orient,
comme l'encens, la cathédrale, les orgues et l'ostensoir
d'or!
UN PEUPLE DE MARCHANDS
Le petit commerce indigène se tient auprès. Le long
des colonnades s'ouvrent des tavernes de kahouadjis,
des restaurants où ceux qui ont deux sous se régalent.
Ces auberges lâchent des souffles de ragoûts au safran,
et ceux qui n'ont pas un liard viennent, près des seuils,
humer discrètement les lourds fumets des cuisines
qu'ils ne pourront goûter.
Ces portes basses, comme des gueules, crachent cha-
cune sur la place leur haleine où mille parfums se coor-
donnent. Dans ce confluent de toutes odeurs, çà
et là, les boutiques des M'zabites jettent une puissante
effluve lentement diluée ; les habitués différencient :
fadeurs des savons, des suifs, des cuirs; violences des
vernis, des couleurs, des toiles neuves et des épices...
Tous les mercantis du M'zab sont là: les Abdallah ben
Kabouch, les Mohammed ben Bakouch, les riches sur
la fin de leur carrière, les nouveaux venus qui long-
temps encore attendront ici la fortune...
Le juif détient Tor, mais le M^zabite les riches cos-
tumes, et c'est un monopole contre lequel nulle con-
i6
Biskra
il,
currence ne prévaut. Le juif est joaillier, argentier, le
M'zabite est drapier, et tous deux sont de vils mar-
chands que TAra^e méprise, lui qui jamais n'inclina
sa fierté jusqu'au
'!''■ ' Ceux-là sont
des passagers,
dans la cité de
Sidi Zerzour (*).
Vers quelque ville
sacréede leur loin-
taine pen^rt/'o/e,
ils ont laissé pa-
rents , amis et
aussi les femmes
qui, pensives,
regardent des ter-
J^, ; j rasses de Ghar-
daïa la ligne bleu-
tée où ils disparurent, pour ne revenir que riches et
honorés parmi les leurs...
Honnis, chasses, ils firent ce qui répugnait à l'or-
gueil de leurs frères triomphants; ils vécurent méprisés
et se vengèrent de l'inéluctable déchéance, par l'intime
X.
{') Monseigneur Sansonnet, patron de Biskra.
Biskra 17
satisfaction du lucre. Ils acquirent des richesses et,
venus misérables, repartirent joyeux et chargés d'or vers
les demeures qu'on leur avait gardées derrière les
enceintes gigantesques de Beni-Isguen ou d'El-Ateuf.
L'hostilité les entoure, ils le savent et sont .méfiants.
Si l'heure de la mosquée les oblige à sortir pour prier,
on voit à leur col pendre la lourde clef du coifre où ils
amassent pour le jour béni du retour!
Les têtes émergent au milieu des marchandises amon-
celées. La gravité sereine des patriarches qui d'abord
surprend, le cède vite sur leurs visages aux masques
laids de la cupidité. On veut voir dans ces échoppes la
postérité des riches de Phénicie et de Carthage qui
savaient tisser le byssus et le lin, teindre de pourpre les
simarres et les tuniques et qui gardaient en leur demeure
sicles d'argent et sekhels d'or. Ils se tiennent accroupis
dans un trou ménagé entre leurs comptoirs et leurs
étoffes nuancées de mille couleurs: cotonnades, soies,
toiles, draps et percales; le M'zabite d'ailleurs vend
tout : épicier, mercier, sellier; mais il a surtout la gan-
dourah ('), le haïk, le caftan, celui du cheikh et celui
du berger. Il suit la voie droite rigidement, et sa face de
bronze clair, encadrée de barbe noire et frisée, révèle
peu de sentiments tumultueux. L'œil vif suppute avec
(*) Sorte de robe arabe ; chemise sans manches.
i8 B{sk}-a
calme ce que vaudra la convoitise de tel caïd que
retient une veste soutachée et dont Toeil est rivé à
l'arabesque d'or... ou bien le regard est absent, et
ils poursuivent vers le Sud désolé (i) leur songe
splénétique.
Les petites industries font florès autour du marché:
des forgerons qui battent le fer sur de minces enclumes,
des barbiers, à l'enseigne d'un polyèdre de chicots, avec
en langue arabe ces mots : Ici l'on rase, Ici l'on saigne.
Chaque merlan est en effet quelque peu toubib {-), après
avoir isolé sur le crâne du bon musulman la mèche
du prophète — guettoucha p), — il applique des ven-
touses sur les nuques et soulage ses clients d'un sang
noir et vicié.
(1) Les M'Zabites sont tenus pour des schismatiques Ibadites de
la tribu des Khoreidjites, sortis de l'obéissance au dire des mu-
sulmans orthodoxes, vers Tan ion, à la suite de Fclection d'un
khalife. Persécutés, ils se réfugièrent sur les plateaux arides
dans le désert et créèrent, par de prodigieux efforts, au mileu
d'une affreuse contrée, les cinq villes saintes du M'zab : Ghardaïa,
Melika, Bcni-Isguen, Bou-Noura et El-Ateuf. Les uns les croient
de purs sémites, les autres d'origine carthaginoise, ils s'enri-
chissent par le commerce, mais il est défendu à leurs femmes
de quitter le M'zab et ils ne franchiront pas, portés par des
roumis, le pont El-Araf, qui est une lame de rasoir, sur laquelle
on passe pour gagner l'éden promis au croyant.
(2) Médecin, en langue arabe.
(3) C'est cette mèche par laquelle les élus seront saisis et pré-
cipités dans le paradis, ce qui explique la peur affreuse qu'ont
les arabes d'avoir la tête tranchée et leur prédilection à infliger
à leurs ennemis la mort par décapitation.
Biskra 1 9
Un thdleb (' , accroupi devant une table basse qui
nous serait un tabouret, écoute, calame en main, ce que
lui crie un grand diable aux gestes désordonnés; pensif
d^abord, il trace bientôt activement sur sa feuille blan-
che de capricantes lignes, de la droite à la gauche, puis
il lit avec force, tandis qu'à leur tour, recueillis, les
illettrés récoutent, l'œil fixe, l'oreille tendue.
LA MAISON DU SEIONEUR
Un prisme de toube '-) surmonté de naïfs ornements
— architecture quasi rustique — domine ce quartier.
Cette tour quadrangulaire dépasse les palmiers du
jardin de Tagha et c'est là qu'il va prier, en sa mos-
quée particulière.
Autrefois il tenait, derrière les murailles hautes qui
entourent Péditice consacré, sa famille et ses nombreux
serviteurs, mais le puissant agha crut qu'il convenait
à son prestige de posséder hors la ville une demeure
digne de sa fortune. A l'écart, dans les champs d'orge
de la plaine, l'enclos du palais semble une forteresse en
(1) Lettré.
(-) Argile mêlée de paille moulée en brique, séchée au soleil,
dont on construit les maisons.
20 Bisk}\i
flanc-garde ou un cloître endormi dans le soleil inexo-
rable et qui s'isole des tumultes de la cité. Nulle ouver-
ture indiscrète ne livre aux regards de l'étranger le
sérail inviolé du maître; seule, une porte dissymétri-
quement placée à la mode musulmane, sur le côté qui
regarde la ville, donne accès dans la résidence du caïd.
Aux abords, de fréquentes cavalcades passent et re-
passent, traînant par la plaine les burnous de pourpre
et les burnous bleu de ciel; ce sont les fils de l'agha,
ses neveux, ses cousins, jeunesse joyeuse et folle qui se
défie en de terribles jeux ; ce sont encore des galopades
d'étrangers fiers de leurs montures, des cheikhs voisins
en visite, des spahis en manœuvre...
Parfois aussi, sur le tertre voisin, des caravanes font
halte ; elles viennent du sud extrême, et gagnent vers
le septentrion quelque ville sainte, ou peut-être la
terre lointaine du prophète, les minarets miraculeux
de Médine... Les pèlerins viennent saluer le pieux sei-
gneur des Ziban, sa renommée est grande dans les
douars et ils savent qu'ils trouveront chez lui, pour eux,
du kousskouss frais et parfumé, pour leurs chameaux
exténués, les dattes sèches et l'eau fraîche de laségiiia.
A l'heure de la sieste, de rigides gardiens veillent au
seuil du caïd et nul ne pénètre, car la consigne de ses
janissaires est formelle; graves, ils portent l'index à
leurs lèvres hermétiquement closes et leur regard sévère
MOHAMMED BEN GANA
2 2 Biski-a
rappelle au profane oublieux, que celui-là offense Dieu,
qui trouble le sommeil du croyant!
L'aghalik est splendide. L'agha est prince des nobles
attitudes et le nom de ses ancêtres est gravé parmi
les trophées de la conquête...
Si Mohammed ben Gana aime la France d'amour
sincère et accueille volontiers dans sa riche patrie les
voyageurs, dont Téblouissement Tégaie (*).
Nuls ombrages ne protègent encore le blanc quadri-
latère du caïd, que le soleil de midi fait ruisseler d'é-
tincelles; le site est dénudé, le désert jaloux presse de
sa stérilité la verdure oasienne. A quelque distance, un
fortin prismatique semble une sentinelle détachée, raide
sur un monticule qui domine un secteur de la plaine.
Au delà ce sont les frondaisons touffues de Beni-Mora,
oasis, hippodrome et parc... Des orges vivaces étalent
çà et là des verdoiements de prairies... Tout là-bas
enfin, les lignes grises des collines des Ziban rayent
le ciel plus clair et fuient mollement onduleuses jusqu'à
se perdre vers la mer saharienne.
(') L'agha actuel des Ziban appartient à l'une de ces grandes
familles qui furent constamment mêlés aux événements de l'his-
toire du Sud-Algérien. Puissants et riches, certaines rivalités en
firent promptement les amis de la France qu'il n'abandonnèrent
jamais depuis les premiers temps de la conquête.
Si Mohammed ben Gana succède dans l'aghalik des Ziban à son
père Si Mohammed S'rir ben Gana.
Biskra
23
Au nord, \\v\l veut deviner la porte majestueuse du
désert et ces sommets de roches, qui sont aux frimas de
l'Europe une infranchissable barrière. Là-bas le sombre
hiver borne sa désolation, ses buées glaciales pendent
Les gorges d'El Kantnra.
en lambeaux le long des pics de PAurès et les neiges
furieuses flagellent des cimes géantes... mais pas un
trisson ne vient jusqu'aux tièdes oasis où le printemps
s'est retiré !...
Quand les compagnons de Nunez Balboa, parvenus
•24 Biskra
au sommet des monts américains, virent l'autre versant
et l'autre mer, un attendrissement subit les fit pleurer...
On conte que les conquérants s'arrêtèrent aux gorges
d'El Kantara et que, muets d'admiration devant le
panorama du désert, ils écoutèrent tête nue riiymne
national que, pour la première fois, les musiques
jetaient à la plaine sans échos.
LA FETE
Le crépuscule est court, précis, et dure juste ce qu'il
faut sur une scène bien machinée pour un changement
de décors ('). Il reste à peine la lueur d'un incendie
lointain, le couchant tisonne ses dernières braises, puis
c'est la nuii.
Dans la plaine, hors les murs de toube, des silhouettes
se détachent en noir sur le ciel clair, les croyants
lèvent leurs bras suppliants du côté de la ville du Pro-
phète, et la prière, commencée tandis que le soleil
faisait leurs ombres gigantesques, s'achève à la lueur
des feux nocturnes. La ville repose, les mendigots s'éten-
dent sur leurs burnous de mille pièces et leur sommeil
est bon, car les sans-gîte sont ici bien traités par la
belle étoile.
... Une musique vagit, un malhabile ménestrel fait
grincer son archet sur une mauvaise corde, des flûtes
[^] On explique cette brièveté par rextrêine siccitc de l'air.
4
25 Biskra
modulent un chant sur deux ou trois notes, puis on per-
çoit des sifflements de fifres, des ronflements de corne-
muses, le fracas des tams-tams, des derboukas et des coups
furieux de tambours de basque. Ce nY^st pas une guin-
guette où un artiste villageois s'est arrêté, ce n est plus
un bal musette à frêle orchestre, c'est une ville en fête.
La mélopée parfois est plaintive et parfois sauvage.
Nos oreilles qui frémirent à d'autres musiques s'émeu-
vent peu, mais les Arabes croient entendre chez l'humble
kaouadji les arpèges du merveilleux Asrafil, le chan-
teur paradisiaque.
En France où l'on a fait la part du vice, le quartier
réservé garde la pudeur de l'étranger des promiscuités
infâmes et si, par aventure, un passant s'y hasarde, la
marque obscène l'avertit. Ici, le vice parait s'ignorera
force d'inconscience et c'est comme un autre Eden
avant le péché, où le mal et le bien sont peu définis,
où la candeur d'un âge d'or s'est attardée.
La tradition a conservé au croyant de notre temps les
villes de plaisir — les ballerines bariolées et parées comme
des idoles barbares — par elles, quelque chose de la civi-
lisation antique nous est rendu et de pieux rêveurs
évoquèrent là le cynisme hautain de quelque cité
dissolue des rivages du Nil.
La civilisation arabe ayant placé la femme à tel rang,
devait lui assigner ce rôle, en marge de la famille, hors
Biskra 27
le harem et la tente. Il y avait place pour ces danscusse
et pour ces prostituées dans les villes musulmanes. Et
ceux qui cachent sous l'ampleur mystérieuse des voiles
blancs les traits de leurs épouses, devaient considérer
comme la femme de tous, celle dont le visage se montrait
à tous les yeux. L'infériorité sexuelle en fit des bate-
leuses et des esclaves, et la servilité les soumit aux
caprices masculins, avec, toutefois, la revanche du
gain facile et de Timpôt prélevé sur les fureurs mâles.
La légende veut que les femmes des Ouled-Navl
aient été chassées par leurs pères misérables. Elle
apprend de chimériques retours, la tache accomplie,
le douaire gagné « à la sueur du nombril ». La renom-
mée dit encore que ces femmes que Ton négligeait de
voiler dès Tàge nubile ne pouvaient aspirer au rang de
fiancées...
Dès lors une autre carrière s'ouvrait, loin de la légi-
timité du gynécée; elles rachetaient une réprobation et
gagnaient la vie, en offrant aux honimes la joie des
spectacles qu'ils aimaient. Et ce fut vraiment chez ces
grands amoureux le seul théâtre, ils y trouvèrent la
comédie, la bouffonnerie et le drame, ils y cherchèrent
toutes les passions en une seule, et la plus haute fan-
taisie qui les pût émouvoir. La danse finie, ces femmes,
dont les simulacres amoureux ont amusé tout un peuple
de fanatiques, restent pour lui des jouets. La caboti-
28 Biskra
iierie moderne tend à hausser ballerines et théâtreuses
jusqu'à rhonnêteté; l'Arabe, logique, les déclasse et les
aime à son gré. Au sortirdu café maure où ces artistes
s'agitèrent, elles ne songent pas à se disputer et,
tières seulement de l'opulence de leurs colliers, elles
suivent selon l'Islam la route dévolue... Elles ont donc
l'immoralité naturelle à la caste spéciale qu'elles cons-
tituent et il semble que ces bayadères vaillent par l'excès
de leurs débauches, comme nos saintes par le paroxysme
de leurs vertus. Elles n'ont ni honte ni vergogne, elles
sont courtisanes tout simplement, et le mépris public
ne frappe pas ceux qui les approchent.
Le métier de ces filles n'est point honni par d'austères
censeurs, l'opprobre de la maison close à volets verts
ne les atteint pas. Elles sont libres, joyeuses, riches et
aimées quand elles sont jeunes et belles ; misérables,
quand la laideur et la vieillesse précoce les frappent.
Elles ont leur ville propre où la curiosité mène chaque
soir étrangers et étrangères et jusqu'aux plus sévères
ladies, bien que le guide W. Harris ait finement dit
de ces gracieuses créatures : <i Their morality does
not stand very h'gh. »
Elles sont comme les prêtresses d'un culte antique, cjuc
l'on célèbre dans chaque bled^ par les rues pleines de mu-
siques et de cris. Ce sont les mystères d'une bonne déesse,
que pourtant l'imagination musulmane n'inventa pas.
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Biskra 3 1
Tous viennent à la m'bita (i) pour la joie des yeux et
beaucoup font une étape sur les tapis aux logis hospita-
liers des hétaïres. Cheikhs et parias savent dilTérencier
leurs raffinements et sentir, après la douceur du gynécée,
d'autres gammes de pâmoisons, que leurs exceptionnels
tempéraments d'amoureux devaient un jour avidement
connaître. Les Grecs, eux aussi, ne savaient-ils pas
varier leurs fêtes et chercher, loin des mères de leurs
enfants, de tendres objets, pour leurs superbes luper-
cales. Des sages philosophèrent au chevet de Thaïs !
LA RUE SAINTE
Donc, le soir, le Croyant déambule et dans. la rumeur
de ces rues, les Ouled-Nayl, célèbres aimées et célèbres
courtisanes, lui sourient de leurs seuils ou raccompa-
gnent cyniquement, le frôlant de leurs corps souples,
lui soufflant au visage la fumée de leurs cigarettes.
Les voies sont étroites et dites rues Saintes!
On y voit les jeunes et les vieux ; les plus tins burnous
s'y pressent. Une lumière discrète favorise toutes les
audaces dans la ville en fête. De place en place, des cafés
(') Réjouissance musulmane.
3-2 Biskm
maures, e^ue marquent des portières d'étoffes lumineuses.
Chaque maison a des balcons et parfois un moucha-
rabieh, où s'accroclie une lanterne indicatrice, quadran-
gulaire et semblable à celles de nos villages français ;
une chandelle y fume.
Elles bordent les marches de pierre, quelques-unes
se tiennent sur l'escalier même qui conduit à leur cham-
brette, un bougeoir est à portée de leur main, et dans
ces baies de nuit, le passant voit luire les soies et clairdir
les ceintures d'argent, larges comme des cuirasses ;
si quelque cigarette s'avive, la chétive lueur éveille
l'or endormi des colliers, allume les fards et fait étin-
celer dans l'ombre les prunelles de jais.
De jeunes élégants dandinent leurs grâces, font
savamment flotter les plis du burnous de fine laine,
guettant l'effet de leurs muettes supplications qu'un
sourire explique, prompts à saisir l'aubaine d'une
caresse gratuite — cadeau de l'hétaïre à leur séduisante
jeunesse...
D'autres protègent le commerce de quelque parente,
femme ou associée et, sans la moindre gène, indiquent
aux hésitants le balcon de la plus belle...
Et c'est partout la même chose !
Un assas (i), vêta du burnous noir, surveille la
(') Veilleur de nuit.
Biskra 35
fête ; il a la farouche figure que Ton imagine aux janis-
saires. Il sourit, obscène, indifférent et blasé, mais au
bruit insolite il apporte, pour trancher tout débat, Tau-
toriié du manteau noir et celle aussi de la matraque
dont il joue négligemment.
Les danses arabes ont traversé la mer, et nul n'ignore
la parodie qu'en donnent, à chaque foire, les baraques
de quelques Fathma. La singerie que Ton accommode
au goût européen, devait être une déviation malsaine
du véritable spectacle musulman, elle le fut. On donna
surtout aux curiosités cosmopolites la vue disgracieuse
d'un tressaillement de Tépiploon. Et maintenant,
retrouve qui peut, sous l'abominable et obscène traves-
tissement, le véritable canevas de l'initiale chorégra-
phie qui, selon Fromentin, est l'éternel thème amou-
reux sur lequel chaque peuple a brodé ses propres
fantaisies ').
Toutes les coquetteries, toutes les caresses, tous les
élans d'amour de la femme trouvaient place dans l'au-
thentique divertissement. C'était tout un symbole de la
lutte galante, avec ses résistances, ses défaillances, ses
(') Parfois dans les mêmes rues algériennes on rencontre, voi-
sines, les Malaguaises et les Ouled-Nayl, et certes il y a plus
d'un rapport entre les chorégraphies que l'on peut voira Grenade
aux quartiers des Albaycines, et les divertissements des cafés
maures. Une parenté s'y révèle et il serait curieux d'établir par
quels avatars, tel ondoiement arabe put devenir telle séguedille.
36 Biskra
douces fins, avec la complication passionnelle que la
délicatesse d'une race d'amoureux avait su y mettre...
Les uns y virent une « méthodique boiterie » et admi-
rèrent surtout les voiles blancs qui palpitaient derrière
les ballerines comme autant d'ailes, les autres s'atta-
chèrent à la singularité desdéhanchements, et quelques-
uns s'émurent seulement de l'excentrique déplacement
du nombril... La pantomime ayant perdu sa signification
devant les profanes, le geste obcène, seul, subsista.
Au festival du cabaret, les danseuses sont parées
extraordinairement. Sur la soie brochée des somp-
tueuses gandourahs, l'or des colliers étincelle, les cha-
pelets de pièces à toutes effigies tressautent et tintent
sur leurs poitrines, en même temps que sonnent aux
chevilles les lourds anneaux [khalkhals) d'argent, ou les
cercles d^airain. Aux oreilles pendent, tirant les lobes,
à la mode targuie, les larges boucles dites ti:{yabitins.
Une estrade est ménagée, au fond de la taverne du
kaouadji, où prennent place des joueurs de flûtes, de
fifres et de chalumeaux; ces derniers, comme des joueurs
de trompette, enflent leurs joues d'un souffle puissant
et obtiennent, au prix d'exorbitants efforts, les aigres
filets de son, dont l'acuité éclate et détone dans la sau-
vage symphonie.
On voit là les danses dites des mains, des foulards,
des couteaux ; les bras levés semblent jongler en l'air
Biskrj 3(j
avec d'invisibles objets ou simplement porter de légères
amphores. Suivant le rythme lent ou rapide elles
remuent alternativement bras et cuisses, tantôt presque
accroupies, tantôt le corps plo)-é en arrière, la poitrine
saillante, et la scène finit parmi les spectateurs que les
écharpes frôlent; le dernier acte est celui de la sébile
où tombent gros sous et pièces blanches.
Parfois, à certains moments, sans interrompre les
figures de leur ballet-pantomime, elles jettent de carac-
téristiques et stridents you ! you ! aigus et âpres, tant,
que l'on dirait a des râles de fauves ».
Les corps sont souples, félins, lascifs, et nul ne se
dérobe à Temprise de certains grands yeux noirs, cernés
de koheul, quand ils ne brillent pas du feu mauvais
qui flambe, en tout endroit, dans la prunelle des pros-
tituées. Il y a de rares têtes de sphinx, dont la beauté
arrête et surprend, et des têtes mutines d'adolescentes.
Les coiffures sont curieuses, bonnet pointu des Cons-
lantinoises, posé sur le côté et couvert d'un foulard
de soie brochée d'or, diadème des Onled-Nayl, qui en
fait autant de reines barbares, avec le casque énorme
où la laine grossit la touffe de jais des chevelures. Sur
les visages maquillés à l'excès, quand nulle passion ne
les anime, règne la tranquille impudeur, ou peut-être
seulement, l'acceptation placide de la tâche assignée par
la fatalité.
LES ETOILES
Chaque bled (' ) en a de célèbres : à Boghari, Sultana,
fameuse parmi les orientalistes; à Tlemcen, Yaniina;
à Biskra même, plusieurs ont leur histoire, telle cette
Farfaria, qui put voir de sa fenêtre s'entr'égorger pour
elle, spahis et Marocains {-). Embarka dont la tête de
femme fellah fit quelques victimes jusque parmi les
colons; Meryem enfin, qui reçoit littérateurs et pein-
tres, et chez qui se rencontrent les dilettanti d'Albion
et les névropathes de Paris.
Elles ont leurs coutumes légendaires et leurs supers-
titions. Ces filles, qui croient au mauvais œil et consul-
tent la guzla, demandent ingénument au Prophète des
filtres qui portent Tamour au cœur des hommes; un
malin marabout leur indiqua le mherdoiib, mélange en-
sorcelant d'épices, de viandes et d'abricots secs ; un autre
a dit : « Prenez votre plus blanche mule et gagnez la
plaine en semant du sel, tout homme qui en écrasera
(*) Ville, village en arabe.
C^) On ramassa lo cadavres et révénemcnt tragique de la rue des
.« Ouled » eut un long retentissement. Farfaria aujourd'hui en
retraite, a enseigné les bonnes traditions à ses trois hlles : Faby,
Rawacha et Rnaïa (Voir Fréchon, Algérie artistique et pittoresque).
JBiskra
41
un grain vous scia Hdèle. » On pcui voir dans certains
villages du Sud des poignées de gros sel aux seuils
des filles mauresques.
Le café d'El Yahoudi satisfait mieux peut-être que
celui des Ouled-Nayl les curiosités vulgaires; la boîte
à musique de la province immonde s'y est transportée,
des filles y chantent tout en dansant, et le grinçant
orciiestre, aggravé ici d'un horrible violon, prélude par
la Marseillaise et sait la chanson de Pimpin.
Pour un œil exercé, les juives ont simplement
repris, en exagérant peut-être la mimique lascive, les
scènes des aimées mauresques. Elles psalmodient plus
qu'elles ne chantent, sur quelques notes nasillardes et
suraiguës. Nulle passion ne les anime, et ce ne sont
que des bateleuses sans style et sans nerfs, dévidant avec
des gestes convenus le fil interminable de leur com-
plainte.
Elles viennent de Constantine ou de Tunis, et se
sont etïorcées — dans le vice de la ville — à moderniser
les traditionnelles chorégraphies. Elles y ajoutèrent
quelques tristes piments européens et le sourire enga-
geant qu'elles tinrent des créatures de nos bouges et
des beuglants mal hantés. Quand les graisses préma-
turées n'ont point alourdi leur taille et que, sur leur
visage, de ruisselants saindoux ne fondent point avec les
fards, elles sont souvent d'une extraordinaire beauté.
42 Biski-a
Chez certaines, la splendeur ancestrale des Judith et des
Salomé rayonne, et si les temps mirent à leurs lèvres
d'autres sourires, à leurs bras d'autres bijoux, on voit
dans la profondeur de leurs yeux, toute la ténèbre
fascinatrice de ceux d'Hérodias.
Elles collent à leurs fronts, pendant la quête faite
d'un geste aisé, une pièce blanche, indication de l'au-
mône qu'elles attendent, ou peut-être symbole de la
vénalité de leurs caresses.
Une partie de la nuit tiède, les Arabes circulent ou
demeurent au cabaret. Gagnant sur le tard leurs cases de
toubes, ils songent sans doute que dans le jardin du plai-
sir, Al Naïm, de jeunes garçons les recevront au bord
d'un étang clair et leur amèneront les compagnes douces
et belles dont l'haleine fleure le syringa; ils songent
assurément, ces enfants amoureux, qu'ils seront à la
fleur de leur âge et pourvus de la force de cent hommes,
car Allah met la vigueur des élus à la hauteur de la
volupté, et ils rêveront sur leur natte, de la tente de
perles d'hyacinthe et d'émeraude préparée pour la
sieste éternelle.
PANORAMAS ET JARDINS
Pour qui monte au col de Sfa, par le chemin
des diligences surannées, vers l'heure du couchant, le
soleil théâtral prend coquettement des poses en mou-
rant, la rutilante bouée flotte, puis s'enfonce avec
lenteur dans un océan d'or.
^^ Biskt\i
La route zigzague dans les flancs de la montagne,
des caravanes de chameaux, de mulets et de bourricots
la gravissent avec lenteur, gagnant El Outaïa, la
riche plaine des temps romains. Le site est dénudé, çà
et là des carcasses blanches de bêtes de somme, mar-
quent de signes désolés les versants caillouteux.
L'aspect des roches témoigne des cataclysmes an-
ciens, des dunes moutonnent les collines, et l'on dirait
d'une mer aux vagues solidifiées par quelque magie (i).
Sur la crête, le génie militaire avait placé jadis un
poste de télégraphie sémaphorique, cabane où des géné-
rations de troupiers gravèrent leurs noms. Les vents font
rage dans ce refuge, glacés par les cimes des Aurès,
ou, surchauftes par les courants sahariens, les éner-
vants siroccos. Sur l'autre versant, la route fuit dans
les orges qui font là-bas comme un lac de verdure où
flottent de rares bordjs (-) blancs.
Plus loin, vers le nord, à l'horizon bleuté, on
voit les monts qui sont une infranchissable barrière
aux nuages et aux frimas du septentrion, gardiens
fidèles de l'azur immarcescible.
Cj Les environs offrent de grandes ciiriositcs aux minéra-
logistes; on y trouve, outre d'excellent gypse, de la pierre à
chaux, toute la série des grès vers Chetma, du kaolin dans les
Ziban, de Talbâtrc vers El Outaïa, du cinabre et même une
pierre presque précieuse : la calcédoine.
(-) Sorte de ferme fortifiée.
Biski\7
45
Vers le sud, le désert apparait vraiment selon la
métaphore des premiers guides, comme la peau d'une
panthère
colossale,
dont les ta-
chetures
seraient les
oasis. En
descendant,
à mi-colline,
parmi les va-
gues vertes
des ksour,
les mouton-
nements des cimes innombrables, des minarets sur-
gissent; le dôme énorme du Dar-Diaf, le Royal-
Hotel, caravansérail dont l'orgueil s'exalte en un
belvédère pavoisé, et plus loin les humbles tours qua-
drangulaires des mosquées.
L'oued marque au bord de Toasis un immense
sillon, une grève de galets et de sables, de ternes végé-
tations, où paissent le jour des bêtes isolées, où la
nuit hurlent les chiens errants et les fauves. Triste
grève d'où la mer serait partie pour jamais, laissant la
désolation d'un vaste lit abandonné.
Depuis l'éminence de Raz-el-Ma, une source mur-
Royal- Hôtel.
4G Biskra
mure à Técart et se cherche un lit, sur le bord de la
grande rivière ; elle glisse timide et gazouillante sous
de discrètes verdures et ce ruisselet qui clairdit à peine
par place est la scguia, frêle artère qui porte en elle la
fertilité des ksour.
Deux ou trois jours Tan, le torrent se précipite des
hauteurs de FAurès, et emplit Timmense plage, l'oued
roule quelques heures chaque printemps, avec un
bruit de mascaret, les eaux des grands monts, vers |
l'avide désert qui les boit.
Au bord même de la rivière s'élève une mu-
raille éclatante, percée de Jours semblables aux
arches d'un grand et incxpliquable pont, cest le
48 Biskra
château Landon ('), enclos de merveilles^ où chaque
passant vient s'égarer durant une heure impérissable
au fond du souvenir.
Un rideau de superbes palmiers et la murmurante
segiiia y conduisent. Les allées sont larges; les Arabes,
gardiens muets, y circulent à pas ouatés et la lumière
se joue parmi les formes vertes qui s'élancent et s'en-
lacent dans la plus capricante fantaisie. Il y a quelque
chose d'apeurant dans le mystère de ces ombrages et
plusieurs y rêvèrent de l'allée fatale qui conduisit Ake-
dysséril au temple de Siva. La lumière enfin se tait et la
rêverie plane libre par l'ombre et le silence.
Il y a là tous les palmiers : le royal, celui de Java, les
soixante-douze espèces cataloguées et peut-être d'autres
encore; des figuiers de Barbarie, d'Inde et des pagodes,
des bananiers, des lataniers, des cocotiers aux régimes
mort-nés, des cactus, des youccas du Brésil, de la Ca-
roline et du Texas, des bordures graciles de bambous,
et des éclaircies de pelouses, et des arceaux avec pour
fond, l'infini du désert, le bleu du ciel, ou les perspec-
tives grises de l'oasis d'El Alia.
Décor de féerie en vérité, où la sagesse d'un Yankee
(') M. le comte Landon de Longeville, un savant et un homme
de goût, sut faire, à Biskra, par de patients efforts et au prix
d\ine fortune, une collection botanique célèbre dans le monde
entier.
Biskra
49
devient folie, où ses yeux atiendent au tournant de
chaque sentier une princesse de Shéhérazade indiquant
quelque Sésame ignorée, pour un trésor de recueil-
lement, pour le palais du meilleur sommeil.
Un kiosque otfre des divans bas au promeneur; les
lianes mauves des bougainvilliers en décorent les baies
mauresques et retombent çà et là en rameaux tendus
pour la cueillaison. De la terrasse haute qui borne le
jardin de féerie, l'œil découvre les troublantes perspec-
tives du Pays de la soif et, passé la rivière, désolée,
les proches verdures d'El Alia, oasis jumelle que l'on
veut croire pleine aussi de rares frondaisons. Plus près,
au milieu même du lit de pierre, le marabout de Sidi
Zerzour — Monseigneur Sansonnet, patron de Biskra —
5o Biski-a
dresse son éblouissante koubba (ij. Selon la légende
qui déclare que jamais le flot ne prévaudra contre ses
pierres, pourtant disjointes, le marabout se maintient
immuable, insensible aux morsures du soleil ardent, tel
un stvlite vêtu de roches et défiant l'éternité.
(') On nomme ainsi la coupole ronde et blanchie à la chaux qui
domine parfois les mosquées et les tombeaux musulmans.
KSAR
Le jour, la lumière baigne le village, le chauffe, le
caresse et l'endort.
L'architecture des
ksoin' semble de
quelque cyclope.
Les massives mu-
railles déterre sup-
portent les terrasses
que dominent çà et
là de dérisoires pa-
rasols de palmes.
On dirait d'une
ville de terre aban-
donnée ; pourtant
les habitants, sur
les midis étince-
lants, ne sont point
aux champs pour
de hâtives fenaisons; nulle fâcheuse soldatesque ne les
a'chassés loin de leurs demeures endormies dans la paix
52 Biski-a
lourde... Quelques coqs chantent, érigés sur de vilains
géliniers; un vol d'oiseaux fend Tair, grand voile
oblique déchirant l'azur cruel.
Le village dort et son sommeil est une mort incertaine,
si bien que l'on veut voir partout des ruines éparses.
On s'y promènerait avec une crainte superstitieuse,
sans les chiens, apparus en des interstices et qui témoi-
gnent de la présence des hommes, dont rien à cette
heure ne doit troubler, sous peine d'anathème, la sieste
quotidienne.
Près de la mosquée rustique et que des soldats ro-
mains eussent élevée à leurs dieux lares, des misérables
occupent un coin d'ombre; mais leur immobilité est
celle des choses, et les tons mêmes des loques qui les
recouvrent sont ceux des murailles; leurs lèvres ne bal-
butient pas — figures inquiétantes que l'on voudrait
toucher, dans l'angoisse de les savoir vives.
Vue du minaret de Sidi-Abd-el-Moumen, l'oasis
apparaît comme une mer de palmes dont les vagues
déferlent çà et là sur des promontoires gris qui sont
les terrasses de Raz-el-Guerria, de Bab-el-Darb, de
M' Cid, de Cora, en tout sept villages, formant un
riche archipel. Les murs s'effritent; un orage y a fait
des créneaux, le déluge -eût dissous ces ksour de terre
comme des amas de sucre.
Ici, les hommes n'étavent point les choses qui tom-
Biskrj
53
bcnt, et les cases sont Jetées là dans un désordre ha-
sardeux comme d'un gigantesque dé, il y a des terrasses
disparues qui laissèrent seulement des murs lamentables
iWL^jyy" '•"- -r^. ,j
et vains. Parfois ce sont les cellules disloquées de quelque
ruche à miel qu'une main lourde aurait bouleversées.
Lentement, timidement, formes indécises, des
hommes arrivent, quand l'ombre plus généreuse trace
dans les ruelles des marges nettes, mieux protectrices.
Ils vont sans que leur rêve encore les abandonne. Un
aveugle endormi surgit de la poussière où il était
la tête enfouie, il secoue ses hardes, tend son bâton, et
le regard vers le ciel, comme pour y lire le grand
secret, il entreprend d'un pas lent la course quotidienne
dont il doit vivre.
54 Biskra
La segui.i coule le long des ruelles ou au milieu,
pénètre dans les habitations et ressort en murmurant,
coupe le chemin, baigne le tronc des oliviers et des
pajmicrs, puis va mourir, jetant sur la stérilité avoisi-
nante, un cap de verdures, un champ d'orges!
Parfois, à Pendroit où le ruisseau s'élargit, des lavan-
dières, les poings sur les hanches, jambes nues et
gandourahs retroussées, dansent une étrange gigue sur
le linge que leurs pieds adroits roulent en boule, battent,
déroulent et lavent sur de larges pierres plates que l'usage
a polies comme des marbres.
VIEUX TEURS ET JEUNES BISKRIS
Un tunnel se présente; — une maison s'est bâtie sur
le chemin ; dans Tombre, sous ce pont, quelques indolents
fument en devisant, accroupis sur un tronc de palmier,
ou à même le sol. Leurs paroles sont rares et ils les
espacent d'un temps de rêve, les complètent d'un
regard ou d'un sourire.
Ce sont les vieillards de la djetnmaa {^)\ ils ont les
figures farouches des anciens teursQiàts, barbes incultes
où les fils d'argent l'emportent. Graves, ils veulent igno-
rer l'étranger qui les frôle, et qui souille de son pied
\^, Assemblée de notables, sorte de Conseil municipal.
Bisk/\T
55
la cendre de leurs chemins. S'ils le regardent, leur
expression est indéfinissable, et la haine, le dégoût, la
menace s'y révèlent tour à tour. Ces débris, dont les
pères furent les vaillants de la défaite, parlent à l'écart,
comme tels vieux légionnaires réformés, de la gloire
disparue d'Islam, et peut-être aussi de la fatalité des
lendemains!
Plus tard encore, dans le jour, les enfants s'éveillent,
quittent comme des oiselets les coins de natte où ils
reposaient, ils s'ébat-
tent par la rue, ils
surgissent de toutes
les portes, emplissant
l'oasis décris. Il yen
a tout un vol. — • Ces
petits sont loquaces,
étourdissants , vifs.
Ils grandissent dans
les champs de l'oasis,
librement, comme
les chardons et les
asphodèles; leurs
pères indolents ne
dirigent point leurs
premiers pas, ne se penchent point pour entendre leur*
premiers balbutiements. Si quelque malheur les frappe
56 Biskra
tandis qu'ils jouent et vagabondent, la famille les ense-
velit et dit avec un sourire où la résignation quiète
remporte sur Tamertume :
— Mektoub R'bbi : C'était écrit !
Leurs loques de couleurs vives éclatent au soleil,
comme le plumage des petites bestioles des îles; les
écharpes qui enserrent leurs corps menus sont rouges,
jaunes, amarante, cerise; ils sont coiffés de foulards
multicolores ou de chéchia; quelques-uns sont envelop-
pés de burnous et semblent des Arabes de Lilliput, dont
les capuces battent les talons. Tout cela se sauve, pousse
des cris aigus, criant, excitant la fureur des chiens qui
se hérissent. Derrière une porte, par un mince inters-
tice, ils montrent un œil et une menotte salie, puis,
bientôt apprivoisés, ils reviennent en bande, familiers^
et pareils aux cigales importunes, ils n'ont plus qu'un
cri dont ils persécutent le promeneur :
— Sordi? macache sordi?... sordi barca ? (un sou?
ne donneras-tu pas un sou? un sou seulement?)
Si l'aubaine est lente à tomber, les gosses insistent, si
le roumi prévenu leur répond la phrase ironique et tra-
ditionnelle : « Passe demain, Allah te donnera! » ils
s'irritent; sur l'air universel des lampions, ils chantent,
— Un-sor-di, Un-sor-di !
Alors leur acharnement devient un plaisir et ils jouent
à avoir un sou, ou peut-être seulement à causer, sous
I
sç
58 Bisk}\i
prétexte d'un sou, le plus insupportable agacement chez
le voyageur qui traverse leurs folles petites joies d'en-
fant.
Sans doute, dans leur logique puérile, ils considèrent
la pièce du roumi comme leur dû, droit prélevé sur le
passage et que le faste de Tétranger doit oublier en
la menotte du mesquine matchachou. Aussi courent-ils
à perte d'haleine derrière les voitures, dans le nuage de
poussière qu'elles soulèvent sur la route oasienne. Ils
sentent qu'un petit sou leur est pris; la voiture les
vole, ils la poursuivent. Et souvent, dépités, ils s'ar-
rêtent net, et les bras au ciel, la voix exaspérée, ils lui
jettent une longue huée !
Le plus leste de la bande propose parfois hardiment
<( la course »; il crie avec assurance, sachant bier
l'attrait du spectacle qu'il propose :
— M'sieur, sordi, la course !
Ce qui signifie laconiquement qu'un sou étant jeté au
loin sur le chemin, le plaisir du charitable Monsieur
sera de voir se ruer vers la pièce la petite troupe tout
entière. Elle grouillera un moment dans la poudre,
puis, après une courte lutte, le plus adroit ou le plus
fort aura triomphé, la main haute, serrant le billon et
le mettant hors de, l'atteinte des petits, attachés ra-
geusement en grappe, le long du bras qui les frustre.
Ils préfèrent la course, qui donne l'aubaine au plus
I
Biskra 5q
agile, après un concours presque légal, au hasard, qui
fait tomber en n'importe quelle main le sou que Jette
le passant. Ceux qui turent trop loin, ceux qui tendi-
rent à contretemps leurs petits bras, tous les mécon-
tents s'unissent bientôt et recommencent avec entrain la
musique que l'espoir avait un instant interrompue.
Ceux qui n'ont rien eu se plaignent, et c'est justice.
Alors, seul, l'énergique o Rôôô..! balek ! » les disperse,
encore faut-il parfois que le geste affirme la menace.
Il n'y a dans ces bandes bigarrées et bruvantes de
petits enfants aucun adolescent; des petites filles, pas
de fillettes. La précocité de la race fait qu'en un .jour
l'enfant, sans apparente transition, devient l'adulte, et
la gamine, la femme.
La joliesse de ces petits êtres étonne, et nulle race au
monde peut-être, n'offre à l'œil de plus captivantes
rondes de marmots. Il y a des chevelures de jais dont
les boucles courent et auréolent des tètes fines et jolies
que le soleil peut seulement dorer; il y a des chevelures
que les^e?z«e/î5ont faites d'un blond de safran, et toujours
des yeux larges, éclatants, profonds où Ton voit jusqu'à
l'âme mutine. Et avec cela des poses, des coquet-
teries, des déhanchements devinés de courtisanes, les
sourires équivoques d'une innocence frêle que l'on
veut croire déjà presciente, — « de la graine d'amour
qui vient d'éclore. »
MENDIANTS !...
Devant le Dar-Diaf, sous les arcades du Royal-Hôtel,
au bord des jardins Landon, les pieds dans Teau le long
^ de la séguia, les
pieds au soleil dans
la rue Sainte...
Étendus à même
le sol, enfouis dans
la poussière où pié-
tinent les ânes, les
chameaux, les che-
vaux , quelquefois
dans une ornière
profonde qui sert
de lit. .
Des loques, un
amas de loques, du
gris imprécis de la
poudre, ou bien de
cette nuance que l'on nomme isabellc... c'est un
mendiant. Rien ne remue, mais une voix gémit
Biski\7 6i
comme un âpre chant de phonographe, on perçoit des
syllabes :
— la Rijal Biskra! Atina maroiif a la khàtir Rabbi!
(O hommes de Biskra, faites l'aumône au nom de
Dieu !)
Parfois résonne durement le nom vénéré de Sidi Abd
el Kader-ben-Djilali, marabout fameux de Bagdad.
Quand les pas de l'étranger résonnent sur les
dalles, la lamentation croit sous les guenilles; le
passant curieux jette un sou, une main sort, ridée,
calleuse, invraisemblable, et la monnaie a prestement
disparu.
Puisque le travail est méprisé par ces héros déchus
qui devaient vivre de la guerre, la pauvreté ne pouvait
être honnie !
Les misérables vont comme des saints qui ont le
courage singulier de l'inertie et celui encore du renon-
cement.
Tantôt un peuple d'cnfantelets se rue, tantôt ce sont
les vieux dont la plainte lancinante vous poursuit; et
ceux-ci quémandent comme Bélisaire sur les voies ro-
maines, ou bien l'œil dur, brillant, tel un lac d'acier,
sous les sourcils en broussailles, ils mendient avec des
mines redoutables, tels des bandits en retraite, une
main tendue et l'autre à la solide matraque de palmier.
TAVERNES
Le prophète s'abstint, dit-on, de café mais au-
jourd'hui, quelques nomades des douars extrêmes et
d'inappréciable pauvreté, ignorent seuls la douceur de
humer en de fines tasses à fleurs le kaouah parfumé,
tout en soufflant de gros nuages bleutés d'un chébli
blond. Les heureux habitants des A*50Z/r voisins de Biskra
fument et boivent le café, ce qu'ils appellent orgueil-
leusemcnx faire caïd.
Chaque village a ses tavernes étroites ou vastes, nues
ou ornées, suivant la richesse du ksar, suivant le
nombre de ses clients. Vers l'heure où le soleil se cache
derrière les palmes, on voit les habitués s'acheminer
avec lenteur vers la case du kaouaciji.
La salle est grande, un coin en est réservé à l'attirail
du cafetier; dans les plus riches de ces tavernes, un
artiste a peint des fresques naïves sur le crépi de la
muraille, des tapis recouvrent le divan de terre qui fait
le tour, des nattes sont sur le sol. Un jeune éphèbe
en tunique ou veste blanche, coiffé de la chéchia,
prépare, près du fourneau bien primitif, la liqueur
brune dans les petites cafetières tronconiques. Il sait
Biskrj Ci
quels seront ses hôtes et les salue d'un mot rapide,
sans détourner la tête, sans interrompre sa besogne.
lei, nulle musique, aucune bateleuse. La fête se tient
ailleurs, et ceux du village ont mieux encore, dans cette
salle commune, un cercle qu'un café'. Ils viennent en
silence et se rangent à leur place accoutumée, qui
sur les nattes, qui sur les divans, roulant des cigarettes,
préparant les boîtes de fer où ils serrent le fin tabac;
et fumant, et restant, ils attendent sans impatience ceux
qui tardent.
Ils viennent seuls ou par groupe, et ils entrent chez
le kaouadji comme ils entrent dans la mosquée. A
portée de leurs mains, ils ont la tasse où le café fume,
leurs paroles sont rares, perdues dans la fumée bleue
et ponctuent seulement les rêves ternes où ils s'abîment.
Le démon du Jeu les tente parfois, et c'est à coups de
cartes grasses, venues d'Espagne, qu'ils se disputent un
maigre pécule de billon. Autour des joueurs, les
fumeurs font cercle, suivent et apprécient la chance,
tranchent un débat, apaisent une dispute qui parfois
éclate, imprévue, violente, laissant les adversaires
furieux et se défiant d'un regard aigu.
Mahomet déplora cette perversité chez son peuple,
il édicta des peines contre les pécheurs endurcis. Il
proscrivit le jeu dit des /lèches, par lequel, au moyen
de sept inégales baguettes, le sort partageait à vingt ou
64 Bisk!\7
trente musulmans, les membres d'un chevreau. Les
joueurs ne pouvaient apporter leur témoignage en
justice. Seuls, les échecs trouvèrent grâce devant le
législateur qui considéra que le calcul étant la hase
de ce jeu, il ne pouvait devenir pour les croyants
sujet de discordes et d'immoralité. Toutefois, les figures
de bétes, interdites par la sainte loi, ne devaient pas ■
exister parmi les pièces de l'échiquier.
Les croyants s'attardent, en dépit de la règle, à leurs
jeux aimés. A l'heure du kouss-kouss, ils regagnent
leurs logis, seuls les vagabonds demeurent assoupis sur
les nattes et trouvent un gîte chez l'hospitalier kaouadji,
pour deux sous — prix de la tasse même ^ l'hôte
les garde sous son toit durant toute une nuit.
CHKZ EUX
Le café maure est une boutique où chacun s'assied,
l'Arabe oublie le roiimi à ses côtés il n'en craint pas la
profanation. Mais son logis est semblable à son cœur
et garde ses mystères. Les portes de ces cabanes de
toube sont basses, plusieurs ont dit pour que le front
du visiteur s'incline dès le seuil, plus encore, croyons-
nous, pour ne rien livrer h Tœil indiscret de l'étranger.
Biskra 6î>
Nulles ouvertures ne trahissent l'intérieur, et par des
jours en meurtrières, des chiens kabyles montrent leurs
crocs menaçants. Le ksar semble désert, mais une vie
quasi souterraine y persiste; ainsi le visiteur errant par
les sentiers du Moghreb croit à de fausses solitudes.
Toute curiosité importune ces patriarches, réfugiés en
l'intimité précieuse du gynécée, les politesses du
langage bannissent toute question sur la vie familiale.
Tout regard est inquisitorial et vole quelque chose de
caché qu'ils aimeront moins, pollue le visage de leurs
femmes. Ils fuient l'étranger ou le subissent, et leurs
livres disent : « Toi et ton frère contre ton cousin, toi
et ton cousin contre l'étranger. »
Il est dit encore : « Femme sans pudeur est comme
manger sans sel », et ils cachent leurs épouses, non pas
seulement pour se garantir des possibles trahisons, mais
afin de garder pour eux seuls la volupté de contempler
leurs formes, pour les dérober même à Temprise fatale de
l'œil d'autrui, qui peut retenir l'expression d'un visage,
la joliesse d'un geste.
Chez les grands, de moindre vertu, peu à peu la tra-
dition s'abolit ; on dîne chez l'agha, selon la mode
européenne, et Peffort d'être semblable au vainqueur,
triomphe des vieilles répugnances. La loi, d'ailleurs,
est de préceptes fragiles, comme un tilet aux mailles
lâches et faciles à distendre.
9
66
Biskt'a
Dans le sud extrême, hormis le toubib, qu'introduit
la peur de mourir, nul ne viole le secret de la maison.
A Biskra, mille contacts dévièrent ces rigidités des
croyants, et la faveur est auj^/Liivi iiui commune, de
visiter les logis indigènes. Guillaumet conta la peine
qu'il eut à peindre telles Aicha, Fathma et autres
femmes de cheikhs pourtant dévoués, les orientalistes
sont aujourd'hui plus heureux.
Si l'on pénètre chez quelque villageois, un peu
Biskra 67
tn'toiirni (*), les chiens hérissés aboient, les enfants et
les femmes fuient, et c'est dans toute la maison un
terrible émoi, que la politesse du maitrc ne peut dissi-
muler. Ces intérieurs cachent aux regards les plus
misérables taudis, et la simplicité antique dédaigne
ici le confort des roiimis. Les pièces sont vastes chez
les riches, et donnent sur une cour centrale où, dans de
grands vestibules, tièdes et habilement aérés, Acsgiierbas,
outres en peau de chèvre, balancent sur des trépieds de
bois une eau qui suinte et rafraîchit. Ces alcarazas
oscillants conservent à la famille une boisson froide,
mais empuantie de goudron. De rares tapis et des
nattes d'alfa forment tout rameublemcnt.
Chez quelques riches, l'horreur d'un mobilier d'aca-
jou s'étale, et les murs s'adornent de formules du Koran
— préceptes tirés de quelques surates.
La famille, d'abord en fuite, revient pourtant sur un
signe du père et les enfants curieux s'approchent,
sournois et méfiants. Les femmes à la démarche gra-
cieusement hésitante, lèvent vers les intrus leurs grands
yeux étonnés, dont un cercle de koheul fait vraiment
des yeux de gazelles. Tous bientôt, fixent espièglement
l'étranger, mais un mouvement seul les décontenance
(«) Mot de sabir signihaat celui qui adopte dans une certaine
limite les coutumes européennes {retourné).
68 Biskra
et les maîtresses de céans, glissent leurs doigts que
l'angoisse rend gourds, dans les laines qu'elles
tissent, ou bien elles broient mollement dans les
vastes plats de frêne, dus à l'industrie kabyle, les fines
granules du kousskouss. Toutes ces femmes, quand
elles sont jeunes, ont des timidités et une gaucherie
d'enfantelets ; de rares privilégiés virent, dit-on, dans
de somptueux harems des filles d'une rare beauté!...
La décrépitude des vieilles est lamentable; la loi
musulmane qui met en doute l'existence de l'àme
féminine, est cruelle et ne voit dans la femme que
Tobjet soumis et l'esclave fidèle ; quand la beauté n'est
plus, reste une triste ilote qui se traîne jusqu'à la
mort, horrible et résignée.
L'Arabe qui se méfie de l'étranger, redoute son voisin;
il se garde contre les faiblesses de ses femme s -enfants^
pourtant les drames sont fréquents, les amants auda-
cieux, les maris impitoyables...
LA PLAINE
La plaine est déserte vers le milieu du Jour, des
{ bourricots à Taventure broutent le long des troncs de
palmiers, les chameaux eux-mêmes s'affaissent et
remuent avec bruit leurs énormes mandibules. Seuls,
des nègres en turban, patouillent la terre et la paille
et confectionnent les briquettes de toube. De rares
Arabes, que pousse sans doute quelque urgence extrême,
passent au trot de leurs petites montures, les Jambes
ballantes ou posées dans les deux paniers im-
menses qu'ils vont remplir quelque part à la ville, ou
dans un coin de l'oasis. On entend dans l'ombre
d'un sentier : Rrrr!... sorte de vibration du gosier que
toujours accompagne le bruit mou de la matraque
sur le ventre de l'animal.
Les heures de séguia règlent pourtant d'indis-
pensables labeurs. Les habitudes oasiennes accordent
à chaque propriétaire, suivant ce qu'il possède, un
temps d"irrigation dont il doit profiter. Chacun prend
selon son droit telle part du ruisselet qu'il détourne
jo Biskra
en son chanip, et l'eau est parcimonieusement mesurée
par la largeur d'un poing ferme {louk^a, à Biskra).
A l'heure où la séguia lui est abandonnée, celui qui
possède des palmiers dans l'oasis, les visite et inonde
la rigole qu'il a creusée à leur pied; c'est tout le travail
que la Providence lui demande.
Sur le filet d'eau, des moulins sont disposés, les
bêtes de somme y apportent tout le jour le grain, et
repartent avec la farine dont on fera les gâteaux de
graisse et de miel.
Çà et là des jardins de citronniers et d'orangers,
dont les fleurs embaument.
La grande route blanche et poussiéreuse qui dispa-
raît vers le désert de Saada, de Touggourt, de Wargla,
laisse de chaque côté les ksour de Toasis, à gauche
M'cid, à droite Bab-el-Darb, Raz-el-Guerria. D'un
village à l'autre, les constructions ne diffèrent pas
sensiblement, et cependant nulle monotonie n'atteint
le promeneur dans l'ombre oasienne. Quelque chose
d'encore inaperçu surgit à chaque détour, du haut de
chaque minaret l'océan vert prend d'autres aspects, et
chaque heure différente dispense d'autres lumières.
Ici c'est Sidi-Joudi, le sanctuaire de Raz-el-Guerria,
là Sidi-Melek, le sanctuaire de M'cid ; non loin dans
ce même ksar, le cyprès dont la tète dépasse les
palmes les plus hautes.
I
72
Biskra
Près le grand chemin du désert qui fait nettement
deux parts de la Reine des Ziban, on peut voir sur
un mamelon dénudé des restes bien informes, ou per-
sistent pourtant de vagues silhouettes de forteresses
movennageuses : murs de terre géants, percés çà et
i
là de meurtrières oblongues que le temps a obstruées
de débris; des créneaux qu'il faut deviner, car les pluies
en ravinèrent les échancrures maintenant démesurées.
Cette vieille kasbah, vétusté et qui d'elle-même s'en-
terre et se démantèle, est toute l'image de la vieille
gloire d'Islam qui, plus profondément tombée chaque
jour, s'ensevelit (i).
(') Ce fut le 14 Mars 1844 'îue s'arrêtèrent au pied de la cita-
delle les bataillons du duc d'Aumale. Ahmed Bel Hadj comman-
dait au nom d'Abd el Kader les troupes indigènes, il se retira et
Bisli,\r
73
Dans ce coin, de rares événements troublent la
quiétude de nécropole; pourtant, parmi les poussières
de la vieille citadelle turque, on donne des réjouis-
sauces publiques et les bateleurs prennent la place
des guerriers. La fête indigène promène sa gaîté
sur le vieux trophée qui s'efface. Une foule y
grouille ces jours de joie, des cris retentissent, des
noubas grincent et les forains noirs exécutent des
évita ainsi l'assaut. On laissa seulement huit Français pour la
garde du fort; pendant la nuit du 1 1 au 12 Mai, ils furent surpris
et tués. On croit qu'une cantinière, du nom de Marie, excita les
convoitises des indigènes et causa le massacre ; cette fille vécut
longtemps depuis sous la tente de Bel Hadj, et lui donna plu-
sieurs enfants. (Voir Fréchon, Algérie artistique et pittoresque.)
10
Biskra
74
tours. Ces paillasses ambulants jouent d'une cithare
primitive, battent de la grosse caisse et se tortillent
avec des mines passablement comiques. Les nègres
soudanais, clowns et funambules du désert, colportent
ainsi, de villages en villages, leurs bouffonneries et
leurs musiques. Des enfants pépient dans cette foire
et font le vacarme de cent mille cigales, on les
divertit par de grotesques jeux, semblables aux petites
sauvageries de nos campagnes, dites jeux de la poêle,
courses en sac et autres facéties à grands succès.
Non loin, à Tentrée du ksar de Bab-el-Darb, une
guinguette semblable aux pavillons banlieusards fut
récemment érigée par quelque mercanti fort avisé. Là,
le populaire biskri vient s'ébattre et bruire, les soirs
dominicaux. Là, dans ce cottage hétéroclite, voisin du
fort des Teurs et perdu dans les orges musulmanes, ils
viennent de la ville se donner Fexquise illusion d'une
partie de campagne, à rinstar de ces citadins qu'ils
furent naguère, en quelque vague province, pourtant
inoubliée !
A droite de la grand'route qui mène du vieux Biskra
vers la ville, une vaste construction à colonnades dont
la blancheur éblouit, porte en langue arabe, inscrit sur
sa façade, le mot « Bit-Allah » — Maison de Dieu. Le
cardinal Lavigerie — ce héros digne des anciens âges
et qui fut trop grand pour un siècle de tristes guerres
1
Biskm 75
et de pauvres vertus — rêva, dit-on, d'établir là le
quartier général d'un corps d'armée de conquête spiri-
tuelle. Les Frères armés du Sahara devaient unir la
douceur évangélique des apôtres à la vaillance guer-
rière des croisés. Disparus les Frères armés! disparu
le chrétien aux rêves grandioses I Dans ce cloître, ca-
serne autrefois, des sœurs pales sous les bonnets blancs,
circulent autour des malades, en l'Hôtel Dieu de Mon-
seigneur le Cardinal.
76
Biskra
ÉVÉNEMENTS
A quelque distance de l'hôpital des sœurs blanches,
sur la même route du désert, on voit un champ mou-
tonné, qui de loin parait un coin de terre qu'une mul-
titude de taupinières désole; mais les koubbas rondes
et blanches où reposent des marabouts vénérés ou des
cheikhs, signalent le champ des morts. Les cortèges
Biskra 77
sont fréquents sur la grandVoute; les tolba (') marchent
en tête, puis vient le cadavre sur la claie, dessinant sa
forme sous une draperie. Les proches du défunt le
portent en terre et ses amis suivent en récitant les
prières. A son domicile, les femmes se lamentent et se
déchirent de leurs ongles le visage et la poitrine.
Le cimetière sans clôtures est ouvert à tous les vents;
le jour, quelques burnous y sont accroupis et, au clair
de la lune, les chacals y rôdent, allumant Tobscurité de
leurs prunelles phosphorescentes.
Aux cimetières mozabites, on voit communément sur
les tombes, des vases de poterie brisés, symbole naïf de
la fragilité de la vie qui se fêle au hasard des chocs,
ou peut-être indication précise, puisque deux tessons
ne sauraient se ressembler.
De rares événements troublent la quiétude des ksour,
les longues siestes et la suprême douceur du repos noc-
turne de la Perle des Oasis. Qu'ils naissent ou qu'ils
meurent, les croyants, soumis à la volonté d'Allah, se
réjouissent avec modération et se lamentent sans
désespoir. Le mariage surtout les intéresse, c'est
la seule fête familiale où ils manifestent ostensi-
blement.
Une fête et une bombance précèdent et suivent Fen-
('j Pluriel arabe de thaleb, Icuré.
78
Biskra
lèvement de Tépousée ; les yoû ! yoù ! yoû ! aigus et
stridents des femmes, retentissent par les rues; ces
clameurs particulières sont les mêmes que poussent
dans les rnbitas, les danseuses des Ouled-Nayl; elles
semblent caractériser toute grande joie, bien que Ton
distingue d'abord dans leur excessive acuité, la terreur
et presque la souffrance hurlante.
Au lendemain des noces, dans les villages où les rudes
mœurs antiques ont persisté, on a coutume de promener
Biskra yg
par les rues les linges ensanglantés, qui témoignent de
la victoire de l'époux sur une vierge, pour Je plus grand
honneur des mariés.
Le soir, les gens de la famille font parler la poudre
et c'est la manière des hommes de manifester leur joie,
comme celle des femmes est de jeter de grands cris
d'enfants effrayés.
Seul, le 7'amadan modifie profondément Taspect et
la vie des ksour. Le jeûne annuel, toujours respecté des
indigènes, même les plus dissolus, dure une lune. Il com-
mence à l'heure où Tastre de la nuit n'est dans le ciel
qu'un imperceptible fil d'or, il finit lorsque quatre
adonis (') distinguent la lune nouvelle au 28' jour. Nul
ne mange, ne boit, ni ne fume ; les plus scrupuleux res-
pirent, dit-on, par le nez, faiblement, avec parcimonie.
Mais dès que, du haut du minaret, le mueddin s'apprête
à lever le drapeau, signal de la fin de la dure abstinence
quotidienne, les cigarettes se préparent, les allumettes
flambent et, quand le chiffon vert s'agite, la première
bouffée tourbillonne bleuâtre, les plus affamés grigno-
tent des galettes... Un coup du canon roiimi souligne
le geste de la mosquée. Le parfum des cuisines emplit
l'oasis, « aux ouled » les musiques commencent, et la
fête durera toute la nuit.
(') Prêtres musulmans.
8o Biskra
Les mosquées s'emplissent durant ces quatre phases
lunaires consacrées au Prophète. Partout, quand vient
le soir, Thorizon s'orne de silhouettes gesticulantes, les
prosternations sont d"une ferveur extrême et les bras,
tendus vers la miséricorde d'Allah, supplient.
Les plus endurcis subissent la menace du Coran et
les plus impies s'amendent, sentant au fond d'eux-
mêmes que ces heures du ramadan sont à Dieu. Tel
qui buvait l'absinthe, la repousse d'un geste dolent,
mais énergique.
Leur piété naïve croit à l'efficacité de cette trêve dans
toute une année d'infamie, et ces Jours doivent les puri-
fier, pour tout le mal qui précède et pour tout celui qui
suivra.
Les croyants vont par les jardins et les squares de la
ville, égrenant leurs chapelets, regardant languissam-
ment l'eau limpide des fontaines, qu'ils ne peuvent
boire, et quand le cycle des temps place le Jeûne annuel
au cœur de l'été, le ramadan devient une affreuse
torture que les plus faibles supportent sans gémir,
attendant avec de grandes angoisses le crépuscule qui
délivre.
Une fête monstre termine la période du Jeûne, comme
notre carnaval précède notre carême. Ils sortent éten-
dards au vent, noubas en tête, et parcourent les rues avec
la Joie de convalescents qui renaissent à la vie. Ils re-
I
Biskra
8i
tournent à leurs affaires et à leurs plaisirs auxquels le
Prophète malin les avait ravis.
Même en temps de ramadan, le jour eât à Dieu, la
nuit à ses tils, mais le soir a pour les sages les éditi-
cations d'une haute vertu. Dans un local réservé, un
iman fait des exhortations et des lectures qui ne sont
pourtant ni la surate delà Fourmi, ni celle de la Vache,
ni les poèmes d'Antar... L'orateur parle avec une
extrême volubilité; quand il cesse de lire, il commente,
et l'assemblée se réjouit discrètement — car le rire arabe
n'est jamais que la contraction légère du zygomatique.
Il est question dans la conférence de toutes sortes de
dieux et d'hommes : de Jésus, de Napoléon, de Lamo-
ricière. . et de plusieurs autres encore.
82 Biskra
Ils viennent les soirs du ramadan, de Filiache,
de M'cid, de Cora, car c'est à la ville que Ton peut
trouver un savoureux avant-goût des joies réservées aux
élus, sous les ombrages immenses du Tuba (*), au
DJennat-Eden. Le tumulte meurt quand les danseuses
exténuées demandent grâce et que le souffle manque
aux plus robustes joueurs de flûte...
Ils rentrent au matin, marchant sous la lune élec-
trique qui les éclaire, comme un soleil d'argent, et
l'on dirait d'un exode biblique cherchant, après l'étape
longue, le bienfaisant repos.
(1) Arbre paradisiaque qui couvre les élus de ses ombrages
merveilleux.
Le voyage est une espèce de
porte par où l'on sort de la réalité
pour pénétrer dans une réalité inex-
plorée qui semble un rêve.
Guv DE Maupassant.
LA VIE EUROPÉENNE
Il n'y a pas ici l'immense pelouse fleurie où virevol-
tent les dandys, où les rastas, complaisamment, se
pavanent. Les demoiselles à marier n'y viennent guère en
haine de sainte Catherine, et c'est trop beau pour
Ardisson, dont la séquence magistrale ne raflerait
d'ailleurs pas toujours le royal enjeu.
On ne voit pas non plus, sous les ombrages bisi^ris,
les dolentes théories de malades blêmes, évoluer autour
des bouillonnements fétides, tandis que résonnent les
pimpantes musiquettes d'Offenbach ou d'Hervé ;
Hammam-Salahin esta quelque distance, et les facultés
métropolitaines mettent un peu de répugnance encore, à
84 Biskra
découvrir les vertus pourtant exceptionnelles des Bains
des Saifits.
Ici, dès novembre, viennent en grand nombre les
transfuges de la Côte dite d^Azur : tous les débiles qui
savent quel puissant thaumaturge peut être le soleil
saharien, tous ceux pour qui le Moghreb a d'incompa-
rables charmes, ceux que captive le climat idéal de cette
autre Atlantide. Depuis jadis, les fils du Prophète
avaient distingué entre toutes la Perle des oasis pour
l'exquise douceur de son repos!
Les phtisiques « race à pas lent, mais chère au poète »
s'y raccrochent à la vie avec des forces insoupçonnées,
et parfois y trouvent le renouveau miraculeux; des
rhumatisants, chercheurs désespérés d'une terre propice,
s'y chauffent béatement au soleil. Pourtant les malades
sont rares, dans ce pays où « l'air est si doux qu'il
empêche de mourir ». Les désirs de calme y conduisent
de splénétiques citadins, et aussi quelquefois des désirs
d'oubli!
Les peintres d'abord découvrirent ce sud merveilleux
et entreprirent contre le soleil l'athlétique combat. Ils
s'attardèrent, cherchant à surprendre le secret de ces
couleurs invraisemblables et splendides, ils vécurent
parmi les Bédouins, fixant un geste, notant une attitude,
et envoyèrent aux septentrions stupéfaits, les toiles où
pourtant ils avaient mal fixé d'insaisissables rayons. On
i
CHAMELIER ARABE ET SON MÉHARA
f
Biskra 8 7
sut enfin qu'il y avait au sud algérien de grands jardins
paradisiaques et qu'ils s'appelaient Boghar, Djelfa,
Bou-Saada, Biskra !
Les premiers qui, bravement, suivirent les rapins qui
eux-mêmes avaient suivi les conquistadores revinrent
avec une auréole. Ils furent, au retour, de vaillants
explorateurs, et ils écrivirent des livres avec des titres
étonnants: De Landerneaii jusqu'au Désert! Le vul-
gaire, béant, admirait, confondait, et les bourgeoises,
peu savantes ou dédaigneuses des géographies, prenaient
l'Atlas pour le Tchad et voulaient qu'on leur dît, au
retour de Biskra, les mœurs, coutumes et nourritures
des Nyam-Nyams !
Le voyageur hardi de Landerneau jusqu'au Désert,
avait bravé le mal qui naît sur la bosse du dromadaire
— ce vaisseau saharien — ou peut-être seulement les
cahots épouvantables de quelques diligences disloquées.
Le raihvay du désert, qui aujourd'hui dépose en
plein Sahara les touristes parisiens, s'y prit à plusieurs
fois pour atteindre ce triomphal point terminus. Il se
poussa d'abord jusqu'à Batna, — petite ville de troupiers,
fraîche Tété, hospitalière aux émigrants venus des
plaines que le soleil incendie, — puis il atteignit les
gorges fameuses d'El-Kantara et descendit ensuite,
après une halte de quelques années, jusqu'à l'opulente
capitale des Ziban.
88 Biskra
Alors on vint; la gloire d'avoir foulé le sol saharien
se vulgarisa, et désormais ce fut une mode de poser
devant un objectif biskri, vêtu du costume indigène, en
compagnie de quelques endurants chameaux. Main-
tenant, ce n'est plus un secret pour personne que
cinquante heures suffisent à traverser l'espace qui
sépare les bords de la Seine du marabout de Sidi-
ZersoLir. La faconde de quelques fanfarons s'en trouve
diminuée !
Des solitaires, qu'une thébaïde si douce tentait, s'y
installèrent d'abord, en de déplorables hôtelleries, puis,
avec la première locomotive, le nord accourut et vint
visiter l'ile de verdure, Témeraude dont la renommée
avait franchi la mer. Sans doute, il y a quelque diffé-
rence encore à cette heure, entre les clients ordinaires
des villégiatures des hivernages consacrés, et les fana-
tiques de la nature saharienne, que chaque décembre
ramène dans un coin familier d'inoubliable douceur.
Viennent surtout vers les ombrages de l'oasis les
Yankees, dont les raids ont atteint de bonne heure les
plus somptueux ermitages, des Anglais pales et blonds
pour y bercer leurs chères neurasthénies; et des Russes
encore, des Scandinaves que les contrastes attirent. La
France bouda longtemps à la station naissante; la
foule aujourd'hui se décide, avec en éclaireurs, quelques
jeunes mariés, avides d'horizons peu contemplés, et
i
Biskra 89
quelques fugitifs amoureux, chercheurs d'une invio-
lable retraite.
Cet hivernage en pays musulman, que la monotonie
des villes françaises n'afflige pas encore, aura décidé-
ment tous ceux qu'ont lassés le rastaquouérisme niçois
et les pompes prlncières des bords de Cannes.
Bien que la jolie ville saharienne soit assez peu compa-
rable à ce que l'on a coutume d'appeler en France une
ville d'eau, il y a pourtant à Biskra une véritable sai-
son, établie par la curiosité publique et qui coïncide
avec les courses qu'y donne la Société hippique, sur
le magnifique hippodrome de Beni-Mora.
12
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FANTASIAS
La Reine des Ziban emprunte quelque jour aux fastes
légendaires, une originale physionomie de ville con-
quise par un clan de merveilleux guerriers — toute la
fleur d'Islam. Leurs campements sont dans la plaine
et leurs chevaux piaffent sous les palmes. Tous les
riches goums du désert sont là. On entend les frêles
musiques des ghaitas ;'), qu'accompagnent les mono-
tones bourdonnements des bendirs (-). Ils traversent
(1) Sorte de flûte à sept trous.
(2) Instrument comparable aux timbales de nos orchestres;
on les dispose par couples, une de chaque côté de l'encolure du
cheval.
g2 Biskra
la ville au trot de leurs magnitiques montures, faisant
parler la poudre et Jetant d'intraduisibles cris de guerre.
Les étendards flottent et la hampe porte haut la boule
d'or surmontée du croissant symbolique.
Quand l'événement hippique, qui rallie tout ce c[ue
FAlgérie compte de sportsmen, est accompli, la piste
est aux goumiers.
Ils vont d'abord au pas, comme une cavalerie d'élite
marcherait gravement, fièrement, à de proches combats,
et les musiques mièvres bercent, presque mystiques,
l'ardeur des guerriers qui bientôt éclatera. Aghas, caïds,
cheikhs défilent les premiers; superbes sont les hommes
et superbes les montures , somptueux les vêtements
et les caparaçons: caftans surchargés de capricantes
broderieSj burnous pourpres, bleu de roi, amarante; et
toutes les draperies flottent, se croisent, chatoient, le
soleil allume l'or des chamarrures et l'acier des armes,
la plaine étincelle...
Ils repassent, se séparent en groupes et dès lors ne
contiennent plus Tardeur de leurs coursiers dont l'effort
les entraîne ; c'est la chevauchée surhumaine, la grande
fantasia.
Ils filent dans un nuage de poussière, comme des
formes irréelles que balayerait un vent de bourrasque;
leur galop furieux les emporte vers l'horizon, où ils
semblent devoir disparaître comme une éphémère vision.
^1
Biski
93
Devant les tribunes, quelques-uns se dressent, burnous
au vent, sur leurs larges étriers, visent d''imaginaires
fuyards, font feu et poursuivent, le sabre entre leurs
dents, une déroute de rêve fou. Les lames tournoient,
les fusils volent dans la poussière d'or, et tour à tour
les centaures se dissolvent, chimériques et rayonnants,
dans un flou de nuée.
Nul n'est revenu de ce spectacle singulier, sans
ressentir l'émoi d'une obsédante évocation d'un passé
merveilleux. Un dernier rayon de la gloire d'Islam
éblouit le voyageur, qui garde, impérissable, l'image
de ces cavaliers épiques, apparus et disparus tout à
94 Biskra
coup sur les perspectives infinies du désert lumineux.
Les indigènes, venus de quarante lieues à la ronde,
garnissent la pelouse immense; journaliers pauvres,
khammès (') de la glèbe, viennent sentir de la poudre
et voir le défilé prodigieux de leurs frères. Ils regardent,
immobiles, muets, béants d'admiration, ou parfois jettent
aux appels rauques des goumiers, une rauque et inin-
telligible réponse. Leurs prunelles luisent, leurs mains
tremblent, regrets du passé glorieux, ou peut-être espoirs
indéfinis apparus un instant vers l'avenir ?...
Les étrangers remarquent, en tête ds chaque tribu
du désert, les cheikhs qui les conduisent : les caïds des
Aurès du Ziban, des Ouled-Djellab, de M'Chounèche,
des Arabes Gherabas, etc., etc.; et parmi tous ils dis-
tinguent Ali-Bey, descendant d'Aroun-al-Raschild,
magnifique héritier des gloires millénaires, et posses-
seur d'une race de chevaux unique au monde ; Ali-Bey
est caïd de TAmar Kedhou et des Béni Bou-Sliman;
il réside à Tkout.
Sur les tribunes, les autorités se tiennent et s'effor-
cent de recevoir dignement le salut des caïds. Un général
ou un commandant préside simplement et sans fâcheux
gala, la solennité militaire^ que nos ordinaires pompes
ne sauraient rehausser.
(') Arabes employés aux champs.
I
If
M
1
Biskra
97
Les colons redingotiques ou débraillés, insensibles
à des spectacles qu'ils ne doivent plus sentir, discutent
des performances et démontrent oiseusement, que Jamais
ces cavaliers ne sauront monter à l'anirlaise.
Les Mozabites conservent la tra-
dition d'une fantasia pédestre, simu-
lacre de combat plein d'intéressantes
péripéties, et dans lequel ces indigènes se montrent d'une
extraordinaire agilité.
Enfin l'agah Mohammed ben Gana offre aux hôtes
de sa bonne ville une chasse au faucon. La représen-
tation du fastueux prince des Ziban, diffère peu de la
réalité; on a pourtant soin de lâcher sur le turf des
lièvres que les oiseaux mettraient sans doute long-
13
g8 Biskrj
temps à trouver, ce jour-là, dans la plaine. Faucons
et fauconniers font honneur à rexccllent équipage de
Si Mohammed.
Le retour s'effectue péniblement dans la poussière
acre que soulèvent le long du chemin les galopades des
cavaliers et les piétinements des babouches innom-
brables. Une folie d'activité semble emporter la foule.
Les chevaux fuient, ventre à terre, et quelques-uns
se dérobent dans les champs d'orges; les voitures
se disloquent à rouler dans des chemins mal frayés.
Seuls les goiimiers, rendus au calme, reprennent
pour revenir leur marche de guerre imposante, avec
les musiques élégiaques et rustiques, où luttent, sans
souci de l'accord ni de la mesure, les chalumeaux, la
flûte, la clarinette et la cornemuse.
Le soir comporte l'inévitable illumination et les
diverses fanfares, bals, feux d'artifice convenables
à toutes réjouissances publiques et consacrées par
l'usage...
Trois jours, les fanfares font sans cesse leur
vacarme, que la persistance rend parfois douloureux.
Les Arabes, en bandes, circulent, vont à d'inconnus
divertissements; la fumée des cigarettes parfumées et
des bois de cèdre flottent par les chemins, par les
jardins, mêlés aux relents des graisses et à l'odeur forte
de galettes que l'on cuit dans chaque maison.
!
Biskra 99
Le premier jour, des méharistes accomplissent le
chemin qui sépare Touggourt de Biskra, soit 210 ki-
lomètres, un starter les suit et le président des courses
contrôle l'arrivée.
LA DOUCE RETRAITE
Toute la semaine, les Algérois s'en vont. Avant de
partir ils s'assurent que la célébrité de l'oasis n'a pas
menti, que le ciel y est plus beau qu'en aucune autre
contrée. Les courses laissent un remous qui bientôt
disparaît à son tour, comme le flot d'un torrent après
l'orage.
L'oasis retombe en sa béatitude accoutumée, et
l'étranger jouit du calme reconquis, après Tin-
vasion d'un peuple où se mêlaient bien quelques
barbares.
Sans doute, de jeunes hommes, en quête de sensa-
tions rares élurent Biskra pour y vivre quelques
jours d'une autre teinte que celle, trop grisaille, et trop
connue par ailleurs. Comme les débilités, dont les
poumons crépitent, râlent et brûlent, dans cet air, d'un
phlogistique d'une haute vertu, quelques névropathes
w
loo Biskra
trouvent, par des considérations homéopathique?, un
appréciable soulagement.
Les artistes qui passèrent là, et le nombre en est
grand, constatèrent tous la retraite la plus incompa-
rable, pour le travail, le recueillement propice pour
Taccomplissement de toute œuvre, la thébaïde du plus
doux repos.
Pourtant les (( animal-spirits » des Saxons que la
curiosité conduit au Sahara, ont quelques ressources.
Il y a pour eux de longues chevauchées dans la
plaine, sur d'inlassables bêtes indigènes. Il y a surtout
la chasse qui offre aux activités yankees une admirable
occupation.
Les temps héroïques des chasses algériennes sont
passés, et les plus vieux colons, les premiers venus, ont
seuls pu voir, sur la route de Bougie à Sétif, les grands
fauves arrêter la diligence comme de simples bandits
de grands chemins. Il n'y a plus, dans tout l'Atlas,
que le lion trop fameux de Tartarin ; les panthères de
Bombonnel sont toutes mortes sous les balles du
chasseur légendaire.
Le touriste, biskri se contente d'un moindre gibier;
il a d'ailleurs le choix entre les battues de la plaine et
celles de la montagne. Le désert a les gazelles; les
indigènes, excellents rabatteurs, indiquent les gîtes
probables et le chasseur peut poursuivre sur un cheval
I
Biskra i o i
rapide la béte qui bondit sur le sable et fuit avec une
extrême rapidité, dans l'espace sans limite.
Le slougui, lévrier à poil ras, est parfois dans ces
galopades un auxiliaire merveilleux; — quelque
messaoïid (*) lancé sur la trace du gibier, l'arrête
souvent après, toutes les émouvantes péripéties d'une
chasse à courre.
L'outarde se rencontre fréquemment sur les routes
des Ziban. De nombreuses perdrix se cachent dans le
sillon des orges et les cangas du désert viennent
chaque matin boire aux sources de l'oasis. Durant le
mois de mars, les cailles abondent à quelques cen-
taines de mètres à peine des habitations, et la chasse
en devient insipide, à force de facilité.
On tire les ramiers à la Montagne de Sel près
El Outaïa {-). Le chemin de fer mène à ce village
indigène en moins d'une heure, et la montagne est à
une faible distance de la station.
Le bloc de gemme, d'argile et de tuf se détache
nettement parmi les dernières ondulations de FAurès.
On arrive sans trop de peine au sommet, d'où l'on
(1) Nom que l'on a coutume de donner aux chiens.
{^) El-Outaia (la riche plaine) fut, dit-on, à l'époque romaine,
l'un des greniers de la Mauritanie. M. L. Teisserenc de Bort s'eftbrce
de retrouver les richesses de jadis dans ce sol longtemps aban-
donné ; il y a semé d'immenses champs d'orge.
102 Biskra
découvre tout le Sahara biskri, le col de Sfa, la chaîne
des Zihan, El Kantara et TAurès au nord, PAhmar
Khaddou, le plateau de Branis, le col des Chiens au
sud. Au pied de la montagne, une dépression profonde
et couleur d'ocre a reçu le nom de Ravin rouge. La
configuration de la montagne est elle-même fort pitto-
resque. Les eaux pluviales ont sculpté dans les gemmes
des excavations de formes irrégulières, tantôt des masses
à demi fondues apparaissent, avec la fluidité des glaciers
alpins, tantôt ce sont des stalactites et des stalagmites
formées par des ruisselets ou des gouttières. Des
cavernes profondes se sont peu à peu formées dans la
profondeur même du bloc salin; un tilet d'eau limpide,
saturé de sel, se perd avec bruit dans des puits
profonds.
Les oiseaux se réfugient en grand nombre dans les
flancs de la colline; ils élisent domicile dans la profon-
deur des roches salées dont ils sont friands. Une pierre
habilement lancée les apeuré dans leurs retraites, et ils
fuient à lire-d'aile, sous le plomb des chasseurs qui
ont ainsi réalisé le plus intéressant des tirs aux
pigeons.
La plaine est le refuge des lièvres et des gazelles et
l'on peut, en gardant d'atîùt, tirer le chacal et l'hyène.
Le mouflon si recherché, et d'une chasse à la fois si
intéressante et si ardue, est assez fréquent dans les
I
Biskra io3
montagnes du Sud-Constantinois. De bons rifles tirent
chaque année le métiant animal dans la région même
d'El Kantara. La poursuite en est longue et nécessite
rhabilcté des chasseurs indigènes ; mais une battue
soigneusement organisée n'est jamais inlVuctueuse.
LE RENOUVEAU
Le printemps a des langueurs irrésistibles; la volonté
du plus fort fléchit, le voyageur que la France appelle y
écoute doucement des voix de sirènes qui chantent dans
le crépuscule maure et, malgré lui, demeure. Il semble,
qu'ainsi qu'une maîtresse ingénieuse, l'oasis prépare
vers l'avril les flltres qui retarderont l'heure des fatales
séparations.
Les parfums sont plus troublants et la blancheur des
orangers fleuris y mêle d'énervants effluves ; le calice
des fleurs exhale des narcotiques puissants qui font le
sommeil plus profond et les rêves plus diaphanes.
Tant mieux pour qui s'enlise en ces singulières
délices, tant mieux pour qui s'est endormi, sous les
palmes, dans les jardins où des neiges fleuries blanchis-
sent les orangers, où les grenadiers étalent leurs san-
I04 Biskra
plants pétales... quand sonnait Theure du retour,
vers quelque province orgueilleuse des verdures
nouvelles.
Nulle baguette féerique ne vient ici, au matin de
mars, habiller les boutons-d'or et rendre la voix aux
oiselets. Le Midi semble dédaigneux du théâtral traves-
tissement, ses verdures sont immuables et leurs cimes
ne peuvent vieillir, comme les têtes chenues de nos
chênes, aux jours de Tautomne. Nul appréciable chan-
gement ne marque ici que le printemps joyeux est
revenu, car le printemps n'était jamais parti !
Et pourtant, malgré Tapparence persistante des pre-
miers aspects^ une invincible attraction attache, vers la
lin de la saison, ceux qui ont passé aux bords du Sahara
les mois d'un hiver pourtant si doux. Ils voient jaillir
au cœur des palmiers, les larges lames de sabre qui
s'ouvrent et livrent le faisceau d'or que féconde le
khammès pour les régimes (*j magnifiques bientôt
mûris.
Celui qui demeure oublieux des gaietés du printemps
de France, peut voir s'acheminer sur les perspectives
infinies du Bled-el-Ateuch (Pays de la Soif) les peuples
(') Le khammès prend la fleur màlc — une brindille de fleur de
dokkâr — rintroduit dans la fleur du palmier femelle, lie le tout
d'un brin détaché d'une palme qui est quelque temps après retiré, ^^
pour rendre aux shammrock leur liberté. ^H
I
Bisk>\i io5
du désert, que chasse le soleil flamboyant, vers les frais
plateaux.
L'interminable défilé des douars du désert commence
vers la fin de mai et dure de longs jours. Les cara-
vanes coupent l'horizon d'une file immenses qui va,
s'amincissant, se perdre dans les au-delà mystérieux :
cavaliers, dromadaires, troupeaux et piétons...
On les voit aux époques fixées par les chefs, ils appa-
raissent le long de l'Oued Biskra, occupant les rives et
le lit caillouteux, blanchissant la rivière desséchée des
tentes qu'ils déploient et qui complètent l'aspect d'une
grève vers laquelle tout à l'heure, la mer va venir !
Ils s'arrêtent parfois aux portes de la cité, et les
chefs des douars viennent saluer le caïd. Ils défilent
devant lui, dans un mouvement rapide de fantasia...
tandis que les femmes crient dans les bassours, que les
troupeaux vont bêlant, que toutes les clochettes tintin-
nabulent, et que les chiens, Joyeux, aboient.
De l'éminence où il s'est placé, l'agha les suit d\m
regard indéfinissable, en lequel transparaît comme un
regret : la nostalgie ancestrale d'une race vagabonde,
dont le fils, aujourd'hui, a fixé sa tente immuablement...
Ils disparaissent vers le nord où, de temps immémo-
riaux, ils eurent des pacages pour leurs bêtes et de
l'ombre pour leur repos.
L'œil qui vit d'abord les têtes oscillantes des droma-
li
io6
Biskra
daires, suit à prcseni la ligne indécise des groupes,
en un raccourci confus où toutes les richesses du Sa-
hara s'éloignent lentement avec des mouvements ir-
réguliers de
houle.
On a bien
souvent , à
propos du
Moghreb,
évoqué les ta-
bleaux bibli-
ques, et Guil-
laumet vit
plus d'une Rébecca, parmi les Bou-Saadines, emplir
l'outre à la source fraîche ; ici c'est la naturelle
évocation de la fuite hébraïque vers la terre bénie de
Chanaan.
Ils fuient avec joie; ils trouveront là-bas d'autres
horizons, des ombres plus douces, certains d'ailleurs
qu'ils laissent derrière eux la misère et la mort.
CASINO
Longtemps , l'oasis en sa sérénité ensoleillée se
suffit, et des pèlerins y revinrent parce qu'ils l'ai-
maient pour elle-même, parce que Notre-Dame du
Réconfort y avait peut-être le plus beau de ses asiles.
Ceux qui se plaisent à voguer « loin des côtes semées
de casinos » s'y rencontraient et se tendaient, sous les
ombrages, des mains émues.
Loin du tohu-bohu carnavalesque de Nice, des
courses cyclistes, des désolantes opérettes surannées,
loin de la multitude que le snobisme enrégimente,
quelques détachés^ quelques pensifs se sentirent heu-
reux d'avoir découvert, pour y vivre quelques jours,
Biskra, la Reine du Désert.
Depuis que la première machine noire a conduit le
premier convoi et que les sifflements rauques de l'acier
étonnent, aux bords des grands lacs, les calmes phéni-
coptères dont l'aile rose tache l'azur, l'oasis n'est plus
une île lointaine au delà des portes géantes d'ElKantara,
iio Biskra
c'est un port cosmopolite où toutes les nations abor-
dent, où toutes les curiosités se heurtent.
Quiconque touche Al-DJezaïr ou Tunis, le blanc
manteau du Prophète, est pris de la hantise du grand
Désert et se hâte vers le belvédère d'où l'œil plane
sur les solitudes mystérieuses du Pays de la Soif.
Depuis les pages où Fromentin et Guillaumet lais-
sèrent le reflet de leurs enthousiasmes, les artistes firent
populaire, l'émeraude constantinoise.
Dinet, Lazerges, Paul Leroy, Huguet, Thériat,
Bompard, et tant d'autres, envoient quelques coins
bleus à chaque Salon et suscitent les désirs de con-
naître et d'aimer ce sud éblouissant. L'orientalisme,
qui devint une école de peinture, avec de très grands
maîtres, eut ses littérateurs ; tous presque passèrent
depuis dix ans sous les palmiers d'El Kantara, de Bou-
Saada^ de Djelfa, de Biskra, et quelques-uns vinrent
chercher une heure d'exquise émotion vers ces ruines de
Thimgad récemment exhumées.
Quand le railway apporta vers Biskra le flot des
touristes, et que même Lubin et Cook s'avisèrent
d'y piloter les foules, il fallut remédier à l'inconvénient
de l'insuffisance de lits. On vit à certains jours des
fanatiques de fantasia, errer à la belle étoile durant des
nuits entières, n'ayant pu trouver un coin de natte ou
le drap vert d'un billard pour y reposer. Il fallut songer
BERGER DE L AURES
!:*
M
Biskra i i 3
à offrir aux hôtes de la Reine des Ziban une royale
iiospitalité. On s'en préoccupa; des mercantis se trou-
vèrent pour édifier de vastes et somptueux caravansé-
rails. On peut aujourd'hui recevoir des princes et
Félix le Bel s'y peut risquer le proche hiver.
Mieux encore! les hardis initiateurs de l'hivernage
biskri voulurent offrir au voyageur l'agrément du soir
et les commodités habituelles des villégiatures mon-
daines; un casino surgit au milieu des palmes.
On se garda bien de jeter là quelque construction
selon le mode provençal ou dieppois; jaloux de con-
server à ce pays sa triomphante couleur locale, les
promoteurs du grand œuvre de l'hivernage saharien,
édihèrent un palais mauresque de la plus admirable
pureté architecturale.
Il fut baptisé Dar-Diaf, — Maison des hôtes.
Le génie arabe inventa le mot et la chose. Ce peuple
voué à d'incessantes pérégrinations, imagina ces gîtes
que trouve le nomade ou l'étranger dans toutes les
villes, dans tous les ksour, caravansérails aux murs nus,
bons pour le repos d'une nuit. Le somptueux établis-
sement qui offre à tout venant ses jardins, ses salons,
ses spectacles, a pris de ces asiles le nom de Dar-Diaf,
que l'on traduisit alors : Cercle des Etrangers.
Le monument que construisit Albert Ballu, a sa
façade principale sur le grand chemin de Touggourt,
15
114
Biski'a
de Wargla et de la mystérieuse Tombouctou... C'est
une sensation rare assurément de rencontrer, après la
longueur du trajet dans des espaces désolés, ce palais
de féerie, aux dômes gracieux, éclatant de blancheur
dans rinaltérable bleu; c'est une fête pour l'œil,
BATELEURS SOUDANAIS
ce majestueux casino, au milieu du plus magique décor
oriental.
Les cases du village nègre sont proches, et dans les
grands espaces voisins des chameaux entravés geignent,
attendant l'heure du départ pour quelques lointaines
corvées.
Biskt\ï 1 1 =.
Sans doute, quelques purs amants de la nature saha-
rienne se sont trouvés, pour déplorer les discordances
du luxe européen, dans ces milieux d'hébraïque simpli-
cité. L'éditice mauresque leur parut outrager de sa
grandeur, malgré tout mesquine, la magnificence
divine de l'oasis. Ils souffrirent de Téclat des lumières
du modernisme envahissant, de la redingote triomphante
et des ulsters de façon londonniennc... Guillaumet fort
mélancoliquement, chercha tout un jour dans la kasbah
détruite la maison mauresque d'Alger la Blanche où
de longues années il avait rêvé !
AUTRES FÊTES
Tant ejue dure la saison de Biskra, c'est-à-dire pen-
dant les longs mois de l'hiver, le grand hall du casino est
le plus cosmopolite des salons de conversation, et ceux
qui ont tout vu ne souhaitent rien autre, pas même le
palais Ghézireh et la splendide Egypte.
Sur le petit théâtre du cercle, une troupe française
joue, pour complaire à quelques-uns, le dernier vaude-
ville à la mode, mais les spectacles du terroir y reçoi-
vent une large hospitalité. On y donne avec les plus
gracieuses Ouled-Nayl de grandes mbitas, dont le
ii6 Biskra
programme contient toutes les danses caractéristiques
des célèbres aimées. Là on peut voir aussi des nègres
soudanais dont la fantasque chorégraphie dépasse tout
ce que rêverait une imagination désordonnée : multitude
de diablotins frénétiques, conduits dans une farandole
infernale par un orchestre véritablement démoniaque.
Des juives joignent aux danses habituelles des chan-
sons populaires et de farouches jongleurs exécutent par-
fois, avec une incroyable virtuosité, une sorte d'assaut
au coutelas que Ton est convenu d'appeler danse du
sabre.
Il ne s'agissait pas de rééditer à Biskra, tout le
clinquant monégasque, mais encore convenait-il de
diminuer aux citadins routiniers l'ennui des soirées si
longues, quand le spectacle éblouissant s'est dissous
dans la brume. Ce casino n'eut pas d'autre prétention.
Il est seulement la salle commune où se retrouvent
après une journée de lumière , d'émotions intimes ,
d'exceptionnelles excursions, les étrangers que rappro-
chent de communes admirations et qui se saluèrent
sur les mêmes sentiers.
L'hivernage biskri , quelque particulier qu'il fût,
devait s^accommoder à d'impérieuses exigences sous
peine de rester à jamais- la terre d'élection d'un petit
nombre !
Biskra fut à tous, grâce à de grandioses innovations.
Biskra i i 7
et sans rien céder pourtant de son charme intime,
puisque ses villages demeurent dans leur parfaite
intégrité,
La fortune de l'oasis ne dépendait-elle pas de ce
modernisme, et ceux qui ont voué à cette terre leur
intelligence, leur fortune et leur énergie n'en devaient-
ils pas hâter les destinées?
Le casino qui se respecte, offre à tous gentlemen
un tapis vert, et le baccara — car il le faut bien
— tient ses assises dans de coquets salons. La lune
saharienne voit déambuler dans les Jardins les pontes
aux mines variables : les uns joyeux, les autres non.
Les chameliers qui partent à l'aurore, pour le marché
de Wargla, entendent sans comprendre — ces heureux
— le surprenant argot de la partie et le tintement
des ors à toutes effigies.
Les décevants petits chevaux tournent dans le hall,
et font quelque tort aux ondoyantes Ouled-Nayl.
Peu d'incurables d^ailleurs dans ce public fait
plutôt de mercantis curieux d'horizons et d'artistes
pris par d'autres fibres, le jeu ici reste bénin, les
professionnels en somme s'abstiennent et nul déses-
péré ne se pendit encore, après culotte, aux branches
sveltes d'un voisin palmier; la silhouette en serait drô-
lement macabre pourtant, sur le ciel clair.
Les salons de jeu ne sont pas uniquement fréquentés
ii8 Biski'a
par les hiverneurs parisiens, anglais ou russes, Taristo-
cratie musulmane apporte autour de la table ohlongue
la note pittoresque des turbans et des burnous de
pourpre - — la moindre vertu est ici encore chez les
plus grands — en dépit de la règle sacrée, caïds, aghas
et cheikhs, sont initiés au coup Giraud et au coup
Camus et ils n'ignorent pas les angoisses immortelles
du tirage à cinq.
Les pontes européens sont hélas plus préoccupés du
point de la banque que de Textraordinaire tenue de
leurs voisins musulmans, et c'est grand dommage ! Ils
sont en effet, tous ces puissants seigneurs du désert,
d'une impassible correction, ils savent que la volonté
d'Allah guide leur enjeu, quoi qu'ils fassent, et gardent
sous leurs turbans la rigidité de ligures d'ivoire ou de
bronze; rien ne les trahit, le déterminisme divin les
protège contre toute manifestation. S'ils gagnent, c'est
que le Prophète leur voulait du bien malgré le péché;
s'ils perdent, ils se savent punis et disent en eux-
mêmes dans l'intimité de leur conscience la fatidique
parole : In cha Allah! (i).
L'or est rare au désert et les cheikhs laissent au jeu
plus de douros que de louis. On s'amusa longtemps,
au Dar-Diaf, de ce puissant caïd, qui en perdit quelques
[^] A la volonté de Dieu, littér. « S'il plait à Dieu ».
I
Biskra iiq
sacs en une nuit de guigne. Ses serviteurs les appor-
tèrent à Taurore pliant sous le riche fardeau.
Ce casino qui se dresse sur la route de Touggourt,
comme une réalisation de féerie, fut une audace, lise
trouva, quand la première pierre en fut posée, des
envieux qui regardèrent comme une menace, pour leur
propriété de termite, ce Dar-Diaf, dont les girandoles
de fête devaient signaler de loin à l'étranger, l'asile
heureux du désert, le port si doux.
Il y eut des obstacles nombreux, de sourdes hostilités
de la part de ces aveugles égoïstes, qui voulaient se
faire un domaine, se construire une métairie, là où il
y a de l'espace pour des duchés, pour une province
prospère! Aujourd'hui les paysans avaricieux boudent
encore, craignant que leurs orges ne poussent plus en
l'ombre de l'édifice majestueux.
Et malgré tout, chaque année, viennent plus nombreux
les citadins du Nord, pour contempler de la terrasse
du Dar-Diaf — ■ tandis que l'Europe grelotte — les
joues rouges de l'Ahmar-Khaddou et voir le soleil étin-
celer sur les glaces des sommets lointains, comme
une pluie d'or sur des armures d'argent.
PRÈS DE LA VILLE
Les thermes de Biskra — Hammam-Salahin (i) —
sont à quelque distance de la ville, mais un tramway y
conduit. La voie Decauvillc traverse et lon^e le célèbre
parc de Beni-Mora. Dans l'esprit de ceux qui rêvent à
Toasis de grandioses destinées, rétablissement thermal
se complète d'un sanatorium, dont la place est précisé-
ment en ces verdures privilégiées. En attendant, les
(^) Bains des Saints.
16
122 Bisla-a
deux cents hectares que comprend Beni-Mora con-
tiennent toute une flore saharienne, la plupart des
essences exotiques du Sud Algérien ; outre quelques
milliers de superbes palmiers, on y voit des graminées
touffues, des absinthes, des pourpiers, des romarins, des
térébinthes, des lentisques de la grande espèce, dont
les parasols s'élèvent parfois à la hauteur des palmes...
Jusqu'à la Fontaine chaude, le tramway glisse entre
des espaces désolés; des bourricots errants broutent de
rares chardons; çà et là quelques asphodèles et des
carcasses de chameaux, dont les fauves laissèrent la tête
énorme et les côtes en cerceaux. Un berger pensif
regarde hier la voiture tandis que ses chèvres paissent,
dans un champ de pierres, d'invisibles brins d'herbe.
Ici, pas même les flaques d'eau miroitantes où s'ébat-
tent, sur le fond bleu du ciel, des vols roses de flamants.
Un ruisselet, bordé d'une couche blanche de sels
divers, annonce la fontaine sulfureuse, et l'on atteint
le mamelon du Hammam-Salahin.
Le voyageur s'abandonne à la mollesse de l'incom-
parable repos; d'ordinaire il va, nonchalant et veule,
du jardin à l'auberge et de Tauberge au Dar-Diaf; son
esprit satisfait ne souhaite guère d'autre flânerie. Et
pourtant il y aurait tant à voir, tant à connaître pour
qui \e farniente serait moins attirant.
Biskra
123
Qui donc, parmi les promeneurs que Thivcr biskri
retint quelques mois, s"en est allé là où de légitimes
curiosités l'eussent
mené sous un ciel
moins doux.
Aux bords mêmes
de Toued, deux rive-
raines méritaient un
regard : El-Alia,
fraîche oasis, bâtie
sur les terrains sur-
plombant le fleuve
de galets ; Filiache,
sa sœur, chère aux
archéologues , qui
trouvèrent là des sé-
pultures préhistori-
ques formées de deux
jarres unies et ci-
mentées et dans lesquelles les autochtones glissaient
leurs défunts (').
A Test, c'est Chetma, aux masures cyclopéennes, à
l'ouest TAïn-Oumache, aux dunes fameuses, qui
déconcertent les géologues égarés en ce lointain
(') Voir Emmanuel Mallebay Guide de Bisicra).
1 24 Biskra
Sahara. C'est vers cette oasis que commence vraiment
la flore du grand désert : les fleurs blanches, mala-
dives, étiolées, les drinn et les diss, aux feuilles
filiformes, aux racines longues et profondes dans le
sol briàlé. Là encore, des sources qui baignent les pal-
miers superbes de Mégloub. Sur Toued, en amont,
Branis et les sources bordées de lauriers-roses, qui
fleurissent de curieuses roches abruptes.
Au pied de TAhmar-Khaddou, la montagne rose qui
borne à l'œil inquiet Thorizon de Biskra, le village de
M'chounèche s'est bâti dans la gorge même que creusa
Toued El Abiod. La montagne, très peu accessible et
rarement visitée, cache, dit-on, tous les gibiers du
désert, et même le rare mouflon !
Il faudrait parcourir encore les vingt bourgades des
Ziban, reconnaître sur la route, à quelque distance de
la ville, le marabout de Sidi-Ghezel et trouver, au
loin, M'Lili, Tolga, la ville vénérée de Si Ali ben
Othman, puissant marabout de la secte des Rahma-
nias ; Foughala, oi:i la Compagnie de Biskra opère
ses intéressants sondages, Zaatcha et les champs de
bataille de 1849, El-Amri, où éclata la révolte des
Bou-Azid, etc., etc.
Et après les Ziban, resterait l'Aurès, moins parcouru
peut-être encore et d'un si grand intérêt. Il faudrait
atteindre dan> la montagne les pittoresques burgs et
TARGUI SUR SON MEHARA
Biskra 127
presque une autre race, retrouver la légendaire Menah,
où les veuves, folles de leur corps et errantes sur les
chemins, semblables aux antiques vierges, sollicitent
dit-on les voyageurs...
Dans le cercle même de Biskra, le dilettante que la
curiosité aiguillonne, rencontre tel curieux bled où se
retirèrent les fils des conquérants fameux de l'épopée
arabe, où les visages sont encore farouches et les yeux
malveillants pour le roumi au niais sourire. Là se
retrouvent encore ces enfants d'Ismaël dont la Bible
dit quelque part : « Ils seront semblables à l'onagre
qui de ses sabots lance des cailloux à ses ennemis,
tous lèveront la main sur eux, ils lèveront la main
contre tous. » Des enfantelets crachent sur les traces du
roumi, et au-dessus des maisons, érigés comme les
amibis des frontons de la vieille Egypte, les chiens roux
aboient terriblement à l'étranger...
Les irréductibles sont à Tolga, à Baniane, où triom-
phe Si Mostepha; à Temacine où domine encore la
puissante secte des Tidjaniah.
Nul pourtant ne résiste au désir de gagner vers le
sud le chemin de Saada, pour suivre quelques heures
la route des caravanes, reconnaître la ligne blanchie
d'ossements, poursuivre le mirage... L'on rencontre
sur la voie immense du Sud quelque chose encore
d'inattendu que l'on ne pouvait soupçonner et que les
1 28 Biskra
guides n'indiquèrent pas : Timpression poignante de
l'inconnu énigmatique et troublant, devant lequel les
plus résolus sentent leur volonté qui chancelle, devant
lequel les cœurs les plus tiers se gonflent d'angoisse...
Arriver là où l'air cristallin et le silence mortel font
toute parole retentissante, où le désir de connaître hésite,
faible, devant la crainte de l'au-delà, où les bêtes elles-
mêmes gémissent de désespoir en se couchant sur le
linceul infini dont la Soif et la Mort gardent les secrets
inviolés.
'■■■-'s ::*'^'^^
Je suis venu, le printemps a
paru dans les branches, nous nous
promenons et nous n'avons plus de
pensées... _.^^^^£ q,^^^
« Et surtout pas d'enthousiasmes ! » Voilà le mot
d'ordre.
Il sied de n'avoir ni surprises, ni attendrissements et
d'être neutre pour paraître fort. Il faut aussi exceller
à saisir toujours ce qui confine à la fois au sublime et à
la blague, les las de la fin du siècle l'ont ainsi décrété.
Un irrévérencieux gamin veille en nous, et si le
contempteur de quelque beauté s'oublie jusqu'à de
soudaines gravités, le gavroche persifle.
Donc nous fûmes injustes envers le spectacle qui
nous devait ravir et nous vîmes qu'il manquait des
arbres à l'océan, des voiles blanches au grand désert.
Quand un émoi nous gagnait, nous eûmes, pour lui
échapper, la blague malicieuse ou la critique de mau-
vaise foi — Pierrot qui va sangloter pirouette et rit, la
bouche large fendue!...
17
i3o Biskra
Puis, de retour en nos villes grises, à Theure des
brumes, quand l'acre nuée nous fut un suaire et quand
le gaz fuligineux fut un phare désolé pour nos malaises
de noctambules, il nous fallut songer « aux palmiers de
Biskra » !
Un autre mirage surgit dans l'océan de suie, Féme-
raude oasienne apparaît à nos regards avides et nous
tendons vers elle nos mains lamentablement. La justice
alors nous requiert et le splendide Moghreb, nous rit
au travers les larmes de nos septentrions.
C'est là-bas qu'il fait bon vivre.
Des chants de flûtes résonnent au fond de nos sou-
venirs, de blanches draperies évoluent sur un écran
d'azur, un ruisselet gazouille et berce l'image des palmes
qui se penchent... l'odeur de l'Orient nous revient avec
ses délicieuses angoisses.
A l'heure où sonnent aux cœurs les moins mornes,
les lents tintements des automnales mélancolies, il
convient d'aborder en quelque port lointain du conso-
lant Orient, de jeter l'ancre au bord de l'îlot saharien,
pour une longue escale.
Si quelqu'un nie l'envoûtement des milieux, qu'il
vienne.
Là est un éden, où la quiétude doit être souveraine.
Les années ont laissé dans l'éther de magiques effluves
et l'âme de Tantique Islam règne encore et asservit qui-
Biskra 1 3 i
conque se hasarde au pays des féeries. La sérénité du
croyant qui suit la voie droite est au bord de l'oasis et
nous accueille.
Les âpres mercantis oublient le lucre, des politiciens
y deviennent muets, des poètes y écoutent des rythmes
inconnus et renoncent aux réalisations glorieuses, des
activités conquérantes s'y enlisent, le plus busy yankec
s'y endort aux murmures de quelque ghazel du doux
poète Hatiz.
Oh ! vers le soir, regarder sur le ciel clair des sil-
houettes de caravanes disparaître vers le sud rayonnant;
être venu pour un jour et demeurer des mois, insouciant
des heures, des jours, des semaines... ne pouvoir
dire quand le convoi laisse la Perle des Oasis dans la
nuée, ne pouvoir conter — après le charme rompu : Ici
nous bûmes, là nous mangeâmes, la femme qui passa
portait une jupe beige et ses yeux étaient trop bleus,
sous son chapeau de rubans...
Faire sur cette terre entre toutes bénie, un rêve im-
précis et n'en pas même retenir la durée, la couleur
ni le capricieux tableau, chercher là un Léthé, venir
dans des ondes d'oubli perdre les regrets, fuir les
désirs et se laisser aller à la douceur de vivre sans
penser.
Trouver adroitement sur cette terre qui exhale le
musc comme un paradis de Quincey et goûter la torpeur
i32 Biski-a
exquise de l'opium ou le bien-être hilare d'une bouffée
de (i kif »...
Quiconque revient surprend dans Toeil de ceux qui
ont vu, l'éclair splénétique, et connaît le vieux remords
d'avoir quitté la terre si douce. C'est un constant
supplice qui renaît avec l'image inoubliable et l'autre
mirage qui sans cesse attire notre vieux désir vers les
rivages disparus !...
-Il faut à chaque Joyau une monture que l'artiste doit
mettre son génie à approprier; il faut choisir pour
chaque parure, pour chaque forme, le métal qui lui
convient et faire le sceptre avec de l'or, la cloche avec
l'airain, la Vénus avec des marbres... II eût fallu pour
rendre aux regards l'éblouissement passé, faire miroiter
au fond du ciboire d'or les feux doux et atténués de
Témeraude et de l'opale.
I
fSot^s et Docuf^n^nts
L'HIVER AU SAHARA
Il n'y a pas de bien longues années que Nice et
la côte méditerranéenne avaient exclusivement le
privilège de recevoir les malades et les hiverneurs
durant la saison rude. L'habitude les y conduit encore,
car la réputation de la Côte d'azur est établie, et les
médecins qui découvrirent l'Egypte et l'Algérie, ne
luttent qu'avec peine contre la coutume qui mène leurs
malades vers la Provence pourtant si peu propice.
Depuis peu, cependant, un mouvement s'est décidé
du côté de la Corse, de l'Algérie et des grandes cités
égyptiennes, Le Caire et Alexandrie.
Le soleil est un thaumaturge. Il constitue à n'en
pas douter l'un des plus efficaces agents thérapeuti-
ques, qui puissent aider la science humaine. La grande
bouée lumineuse qui consume et désole l'immensité
saharienne, apporte la vie aux êtres glacés par le mal
et que seul il peut réchauffer et parfois guérir.
Ce n'est pas d'hier que les indigènes algériens se
réfugièrent à Biskra : cet éden saharien fut de tous
temps, croyons-nous, le rendez-vous de ceux qui se
1 34 Bisk}-j
plaisaient à fuir les rigueurs hivernales des pays moins
heureux. Moula Ahmed, voyageur et chroniqueur
musulman, constatait en 1710 Fimportance de la cité:
« Biskra est une belle et grande ville où il se gagne
« beaucoup d'argent, parce que la population y est
« nombreuse, le commerce actif et l'agriculture floris-
« santé. On y voit un grand nombre de palmiers, de
(( beaux oliviers, et on y récolte du lin très tin. Il y a
« abondance d'eaux courantes sur lesquelles on trouve
« une multitude de moulins. On y voit des champs de
« henné, des pâturages, et on y récolte des fruits et des
« légumes. Les bestiaux et le beurre salé abondent sur
(( le marché. »
Depuis cette époque, une crise frappa sans doute la
Perle du Désert. En i865, le docteur Sériziat signalait
pourtant la ville à l'attention des voyageurs et, surpris
de l'excellence de sa situation, n'hésitait pas à dire dans
la préface de l'étude qu'il lui consacrait :
« Les touristes qui visitent l'oasis sont sûrs d"y
« trouver désormais le genre de confortable le mieux
« en rapport avec le climat. Que l'on y amène les
« eaux de la Fontaine chaude et Biskra deviendra la
« meilleure station thermale de l'Algérie. »
Le docteur fut un bon prophète et, sans même que
les eaux de Hammam-Salahin soient encore conduites
jusqu'à la ville, Biskra renaît à la prospérité qu'elle a
connue naguère.
Depuis 1860 on a vu sans cesse augmenter la popula-
tion européenne, le chemin de fer a remplacé la route
impériale de Stora à Touggourt que suivaient des
Biskra
i35
diligences antédiluviennes. En 1879, on signalait ?oo
touristes, durant Thiver de i883 ce fut 53o et à partir
de 1888, année de l'inauguration de la voie ferrée,
le nombre des hiverneurs s'est accru sans cesse jusqu'à
8,000, chiflre atteint l'année dernière et qui doit être
bientôt dépassé.
La douceur de la température et la beauté des sites
attirent toujours les voyageurs à Biskra; autrefois, le
manque de confort y rendait le séjour pénible, aujour-
d'hui cinq hôtels luxueusement installés se disputent
les étrangers. Un casino leur offre le régal des spec-
tacles inédits, et fixe pour des tnois ceux que seule la
nature exotique attirait pour la satisfaction d'une
simple curiosité.
Dans sa remarquable étude sur l'oasis de Biskra,
M. le docteur Dicquemare donne le relevé des obser-
vations climatologiques faites à Biskra depuis de lon-
gues années par M. Colombo, agent général de la
Compagnie de Biskra et de TOued-Rirh. Voici les
moyennes obtenues pour chacun des sept mois les plus
froids durant cinq hivers : 1886-87, 1887-88, 1888-89,
1889-90, 1890-91.
Température maxima
Température minima
Température moyenne
Octobre . .
280 I
Octobre. . .
I 5° 2
Octobre. .
2I«'8
Novembre .
21 I
Novembre .
g 2
Novembre
14 8
Décembre .
16 3
Décembre. .
5 7
Décembre.
10 9
Janvier . .
i5 2
Janvier . . .
4 4
Janvier . .
Q 6
Février . .
17 2
Février . . .
5 8
Février . .
II 8
Mars. . . .
26
Mars . . .
9 4
Mars . . .
i5 6
Avril. . . .
26 I
Avril . . . .
12 7
Avril . . .
19 4
Dans ce même travail, nous trouvons encore un état
i3b Biskra
comparatif des températures de l'oasis et de la ville de
Nice ainsi que de leurs états pluviométriques.
Maxtma Minima Moyenne Pluie
Nice .... 20» 392 20732 II» 412 92^111495
Biskra ... 21 429 8 914 14 942 17 429
Ce sont là des chiffres qui ont leur éloquence et per-
mettent d'établir nettement une préférence, d'opter en
connaissance de cause entre l'une et l'autre des deux
stations hivernales. Il résulte des observations précé-
dentes que, si la température maxima est sensiblement
la même, la température minima offre un écart de plus
de 6° en faveur de Biskra, ce qui est évidemment d'une
capitale importance.
M. le docteur Treille, l'éminent professeur de la
Faculté de médecine d'Alger, actuellement sénateur du
département de Constantine, a écrit :
« Il faut aux malades la vie au grand air, une
« température douce, par conséquent un air chaud, sec
« et absolument pur. Tout cela se trouve à Biskra
« pendant six ou sept mois de l'année. »
Il convient d'ajouter que la station qui nous occupe
permet aux malades d'accomplir une cure hivernale,
ils trouveront dans ce pays si providentiellement pri-
vilégié, l'air approprié, la température et les eaux
bienfaisantes « dont l'effet, dit M. le docteur Weis-
gerber, est plus indiqué en hiver qu'en été pour les
rhumatisants, par exemple, qui ne les trouvent concur-
remment qu'à la station égyptienne d'Hélouan ».
La sécheresse de l'air, propice à tant d'égards,
supprime presque totalement l'inconvénient des brus-
I
Biskr.j i3-r
ques changements de température du crépuscule, qui
sont un véritable danger dans certaines villes. La nuit
succède ici au jour sans transition et sans variation
thermométrique appréciable.
M. Weisgerber dit encore judicieusement :
« Nous conseillons au malade de se mettre en route
dans la première moitié de novembre avant le froid
humide, et de ne pas rentrer avant tin avril afin
d'éviter les refroidissements. Les albuminuriques feront
même bien de séjourner plus longtemps, pour augmen-
ter les chances de guérlson. »
Nous avons pris à tâche, dans cette étude très
succincte, et en rapprochant les opinions diverses de
plusieurs autorités médicales, de montrer tous les
bienfaits que peut procurer aux malades et pour des
raisons si variées le séjour à Biskra.
Nous avons été naturellement conduit à prouver
l'incomparable situation de la ville saharienne et
l'impossibilité de toute rivalité.
Il faut enfin que la tradition arabe, qui fait de Biskra
la ville des cures miraculeuses, ne soit pas seulement
connue des Algériens, que la France et l'Europe
même sachent à leur tour qu'il y a, sur les confins
du désert, un coin de verdure où l'on trouve le plaisir,
le soleil et parfois la santé !
18
i38 Biskra
BISKRA THERMAL
A quelque distance de la ville, au pied du Djebel-
Sla, s'élève l'établissement thermal de Biskra. La source
sulfureuse qui jaillit du flanc des derniers contreforts
de l'Aurès fut baptisée par les Arabes : Hammam-
Salahin ou Bains des Saints; sa température la fait
communément appeler par les colons : la Fontaine
chaude.
Les Romains connurent, dit-on, la vertu de ces
eaux, auxquelles, de temps immémorial, se rendent les
indigènes, accourus parfois des plus lointaines régions
de la province d'Oran.
L'esprit profondément religieux de la race s'en est
mêlé ; quelques marabouts ont bénit cette eau remar-
quable, l'ont dénommée « la Fontaine des Saints », et
de toutes parts sont accourus les malades.
Mais alors ce fut la panacée universelle, et vous ne
verrez pas ici un seul Arabe qui ne soit allé au Hammam
pour quelque affection. A les entendre, on y guérit
tout : les rates énormes, les plaies par armes à feu, les
rhumatismes, les maladies des femmes, etc., etc., pour
un peu ils en feraient une eau de Jouvence.
De nombreuses autorités médicales se sont occupées
des eaux sulfureuses de Hammam-Salahin et ont étudié
minutieusement leurs propriétés curatives. Elles furent
analysées en 1861, par l'ingénieur Ville; en i865, par
Biskra i3(j
M. Morin, pharmacien militaire, puis par M. Sugère.
du service des mines ; enfin, plus récemment, par
MM. Muller, Dandrieu et Dicquemare. Les résultats
obtenus furent sensiblement les mêmes et nous donnons
ici la composition des eaux sulfureuses de la Fontaine
chaude, d'après M. Muller, professeur à l'École des
sciences d'Alger :
Densité à i8°4=: 1,0057.
PRINCIPES FIXES
Sulfate de potassium ogr. 2219
— de sodium i 0161
Chlorure de sodium 6 2046
Bromure de sodium o 0067
Chlorure de lithium o o362
Sulfate de calcium o 7743
Sulfate de magnésium o 0220
Carbonate de calcium o 3302
Chlorure de magnésium o 2255
Silice solublc o o235
PRINCIPES VOLATILS
Ammoniaque o gr. oo65
Acide azoteux o 0006
Acide nitrique . . traces
Acide carbonique libre et bicarbonates. . . o gr. i339
Oxygène libre o" 75
Gaz non absorbable par le pyrogallol . . . i5" -jb
La température de ces eaux [-\- 46") est comparable à
celle des sources d'Aix, en Savoie, et d'Aix-la-Chapelle;
au point de vue de la minéralisation, elles se rapprochent
plus sensiblement des eaux d'Uriage.
Le débit en est de 2,160 mètres cubes.
1 40 Biskra
QUELQUES OPINIONS
M. le Docteur Dicquemare, ancien médecin com-
munal, actuellement maire de Biskra, donna à la Revue
d'hygiène thérapeutique différentes études sur Biskra;
il écrivait en i 894:
u Elles sont toniques, excitantes, diaphorétiques,
« diurétiques et résolutives. Elles produisent la poussée
(i thermale quand elles sont employées avec une grande
(( énergie. Elles agissent sur la sécrétion biliaire. —
« Administrées à faibles doses, elles constipent; à fortes
« doses, elles sont laxatives et même purgatives ; elles
M augmentent la sécrétion de la peau, des muqueuses et
>i des bronches. — Elles rendent l'expectoration plus
« facile et plus abondante sans disposer à la congestion
M pulmonaire et à Thémoptysie. »
M. le Docteur Weisgerber, qui fut médecin de la
mission centrale du chemin de fer transsaharien (mis-
sion Choizy), dans son étude sur les deux stations
thermales de l'Afrique du Nord : Biskra et Hélouan,
dit :
« Les eaux d'Hammam-Salahin, utilisées sous forme
« de douches, de frictions, de fomentations d'inhala-
« tions, agissent très heureusement sur un certain
(( nombre de maladies parmi lesquelles nous citerons :
Biskra 141
« le catarrhe de l'appareil respiratoire, le lymphatisme,
« la scrofule, la syphilis, le rhumatisme chronique, les
« affections catarrhales des bronches et du larynx, les
« maladies de Tutérus sauf en cas de congestion.
« Longtemps il n'y eut à la Fontaine chaude qu'une
i( sorte de caravansérail, où les indigènes s'abritaient
(I ainsi que leurs montures; les premiers travaux furent
« faits quelque temps après l'occupation française,
« en 1857. »
Le Docteur Weisgerber décrit ainsi l'établissement
thermal dont la Compagnie de Biskra et de l'Oued-
Rirh termine à l'heure actuelle la construction :
« Depuis un an environ, la même Compagnie qui a
<i construit le Casino a amélioré, ou mieux créé, l'éta-
« blissement de bains. On a établi les plans d'un nouvel
(( établissement qui s'exécute progressivement, et dont
(( les parties les plus importantes sont complètement
« achevées.
« L'ancienne piscine a été conservée, mais réservée
« aux baigneurs indigènes qui trouvent, à côté des
« bâtiments d'exploitation, salles de repos, café, etc.
<( Le côté opposé aux bains indigènes est occupé par
« les nouvelles piscines et la salle d'hydrothérapie; la
a façade est occupée par les bureaux, les bâtiments
« d'exploitation et les salons. Tout à côté se trouve le
« restaurant.
« Le plan en exécution prévoit la construction d'un
« hôtel annexé au restaurant, où les baigneurs pourront
« séjourner, s'ils ne veulent ou ne peuvent rester à
142 Biskra
« Biskra. Un tramway Decauville, confortablement
« installé, avec voitures découvertes et voitures fermées
« au gré du baigneur, relie directement l'établissement
« des bains au casino de Biskra. Le tramway circule
« plusieurs fois par jour et facilite le transport des
« baigneurs ou touristes.
« L'aménagement actuel des bains est très complet et
« permet au malade de trouver tout ce dont il a besoin,
u Depuis un an, le fonctionnement ne laisse rien à
« désirer et les résultats de la cure sont excellents. »
M. le Docteur Treille, sénateur, professeur à la
Faculté de médecine d'Alger. — Dans une note publiée
il y a quelques années par VÉcho du Sahara^ journal
de Batna, l'éminent professeur a retracé rapidement
tous les bénéfices retirés des eaux de la Fontaine
chaude, principalement au point de vue de la tuber-
culose.
M. Treille a recherché les propriétés internes de
cette eau. Il dit : (( Je me fis envoyer à Alger deux
« cents bouteilles. L'eau semble avoir perdu de son
« odeur sulfureuse par le transport, mais elle se con-
te serve depuis trois mois on ne peut mieux. J'en ai
« usé dans mon service des prisons. On la donne le
u matin à des malades que je désigne, mélangée à du
« lait bien chaud et à la dose d'un ou deux verres.
« Un phtisique à la troisième période a \u ses sueurs
« profuses s'arrêter, sa fièvre tomber de deux degrés.
« Je ne puis sans doute conserver aucun espoir de le
« guérir, mais j'ai certainement prolongé ses jours.
Biskra 143
« Une femme atteinte de bronchite chronique a
(( guéri.
(1 Un autre malade souffrant de complications pul-
« monaires consécutives à l'ouverture naturelle par
« les bronches d'un kyste hydatique du poumon, est
« aujourd'hui en pleine voie de gucrison
(i Les eaux d'Hammam-Salahin peuvent être, d'ores
« et déjà, en raison de mes recherches, considérées
« comme supérieures pour la phtisie à celles d'Uriage
« et d'Aix-la-Chapelle. »
M. le Docteur Treille s'extasie ensuite sur l'admi-
rable climat de Biskra qu'il connaît mieux qu'aucun,
et lui attribue une part considérable dans les bénéfices
retirés par les tuberculeux.
rOUED-RIRH
Le voyageur qui, s'éloignant de Biskra, se dirige
vers Touggourt traverse l'Oued Djedi à Saada ci
pénètre sur le plateau aride de Chegga, qu'il ne quitte
plus qu'en arrivant sur le bord du Chott Meirirh à Kef
en Dôr. De ce point, son œil découvre par delà le
Chott la vallée de l'Oued-Rirli, qui s'étend jusqu'à
Temacine, sur un parcours de i5o kilomètres.
Cette vallée est une suite ininterrompue d'oasis dont
l'aspect verdoyant forme un contraste saisissant avec la
surface blanche du Chott, qu'on laisse sur la gauche et
dont on suit le rivage pendant plusieurs kilomètres.
Avant l'occupation française, la vallée de l'Oued-
Rirh formait un petit royaume dont la vie et le
commerce reposaient uniquement sur la culture du
palmier-dattier. La prise de Biskra, en 1844, amena la
soumission de tout le pays. Néanmoins, cène fut qu'en
1854 que le commandant Marmier, intervenant après
quelques troubles, occupa définitivement Touggourt.
11 existe sous cette vallée une nappe souterraine connue
de tout temps et dont les habitants réussissaient à faire
jaillir l'eau du sol en creusant à des profondeurs variant
de 5o à 80 mètres.
19
I40
Biskra
Le colonel Desvaux, depuis général, frappé des tra-
vaux de forage exécutés par les indigènes, obtint l'ou-
verture de crédits destinés à entretenir un atelier de
AIN TALOR-MDUIDI
donnant le plus grand débit de la région, appartenant à la
Compagnie de Biskra et de l'Oued-Rirh.
forage militaire qui donna bientôt de magnifiques
résultats ; on n'eut d'ailleurs qu'à se baser sur la
connaissance que les indigènes avaient de ce fleuve
souterrain ; c'est donc au général Desvaux que revient
l'honneur des sondages qui devaient bientôt décupler
Biskra i ^y
la valeur de cette région; nous n'entreprendrons pas de
nommer tous les sondeurs que ces crc-dits renouvelés
permirent d'envoyer par la suite, dans la crainte
d'oublier les plus modestes, souvent les plus méritants.
La Compagnie de TOued-Rirh ne voulant pas acca-
parer le matériel de sondage appartenant à la commune
indigène et destiné exclusivement aux sondages d'intérêt
général, se mit immédiatement en mesure de forer ses
puits elle-même ; elle a exécuté depuis cette époque
i() forages avec son propre outillage.
Elle dispose aujourd'hui de \^\\.\%(Ac -jS'^ooo litres d' eau
artésienne à la minute.
L'Oued-Rirh renferme actuellement 40 oasis habitées
par une population de i5,ooo âmes, presque unique-
ment composée de « Rouara » qu'il ne faut confondre
avec aucune des autres races qui peuplent l'Algérie;
les Rouara sont des mulâtres à peau très foncée, se
rapprochant visiblement du type nègre par la couleur,
les traits, la chevelure. Très attachés au sol qu'ils cul-
tivent, ils ont su profiter des sacrifices que la France a
faits pour eux.
Toiiggourt est la capitale de TOued-Rirh ; sa posi-
tion sur les routes de Wargla, du Souf et du Mzab
lui donne une grande importance commerciale; il s'y
tient un marché hebomadaire dont l'activité se déve-
loppe de jour en jour. Le commandant Pujat, le
sympathique Commandant supérieur du Cercle de
Touggourt, a fort embelli et assaini la ville dans ces
dernières années.
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SEGUIA DE PUITS ARTÉSIEN DANS l'oUED-RIRH
TABLE
Premier soir i
UNE VILLE AU DÉSERT 5
LE MARCHÉ 9
Un peuple de marchands i5
La maison du seigneur .-.i
LA FÊTE 2-
La rue sainte 33
Les étoiles 40
PANORAMAS ET JARDINS 43
KSAR 5i
Vieux Teurs et jeunes Biskris 54
Mendiants 60
Tavernes G2
CHEZ EUX 64
LA PLAINE G<)
Evénements . jù
LA VIE EUROPÉENNE 83
FANTASIAS 91
La douce retraite <)>j
Le renouveau io3
CASINO 109
Autres fêtes ii5
Près de la ville 121
NOTES ET DOCUMENTS i33
(Les illustrations de ce livre ont été faites d'après les clichés
dus à MM. FERNANDUS, FRÉCHON et MICHEL.)
1321. — PAIilS, IMP. lIKM.\IEr,LÉ ET c'^ UlE DE DAMIETTE, 2, 4 ET l\ BIS.
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• • OUI I / \Jisi.
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DT Hautfort, Félix
299
B5H38 ^^ pays des p€Qmes